mardi 29 décembre 2009

Raoul Ruiz • 1983

Entretien réalisé avec Raoul Ruiz pour une émission de radio sur la musique de film que je faisais dans les années 1980 sur Cité 96. C’est pour cela que j’ai axé mes questions sur la musique. C’est d’autant plus intéressant que Ruiz est le seul cinéaste actuel à rester fidèle au même musicien, l’excellent Jorge Arriagada, son compatriote, qu’il a fait connaître en France.

Avez-vous toujours considéré la musique de film comme un travail de collaboration étroite avec un compositeur ?

Raoul Ruiz : J’ai un rapport variable avec la musique de film. Dans les films que je faisais au Chili, par exemple, je travaillais la musique exclusivement comme une ponctuation de certains moments. Quand j’ai rencontré Jorge Arriagada, j’ai commencé à travailler l’ensemble en liaison avec la musique. C’est à dire qu’on a fait une structure musicale qui avait une relation avec la structure du film même.

Vous avez des idées bien précises sur la musique avant de commencer un tournage ?

Raoul Ruiz : Précises, c’est beaucoup dire. J’ai des idées précises mais qui changent souvent.

La musique même peut susciter des images ?

Raoul Ruiz : Bien sûr, ça arrive souvent. C’est même la seule façon de concevoir la musique… C’est une opinion très répandue au Chili. Quand quelqu’un écoute de la musique, on se demande : mais qu’est-il en train de voir, qu’est-il en train d’imaginer ? Il y a cette superstition comme quoi la musique n’a pas d’intérêt. Les gens qui vont au concert y vont pour imaginer des paysages, des gens qui bougent. On ne considère la musique que comme musique incidente.

Vous considérez la musique comme partie intégrante d'un film ?

Raoul Ruiz : Comme tous les post-hollywoodiens, je pense beaucoup à la musique de film. Et les musiques de film qui existent me font penser à mes films.

Comment avez vous abordé votre première collaboration avec Jorge Arriagada ?

Raoul Ruiz : Je voulais faire un film vraiment soviétique, La Vocation suspendue. Donc j’avais besoin de musique vraiment soviétique. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose autour de l’église catholique. Je voulais faire un film très idéologique, c’est à dire un film porteur d’idées. Des idées auxquelles je ne croyais pas. C’était un film qui se passait à l’intérieur de l’église catholique et je ne suis pas tout à fait catholique. Je prenais cette démarche comme une façon d’illustrer le mécanisme d’une institution quelconque, qu’elle soit l’église catholique ou Air France. Je pensais faire une musique à partir de rituels, d’hymnes ; un peu comme à l’église autrefois. Et puis, comme il y a des querelles intérieures, chaque clan a son thème musical. D’autres thèmes enveloppent le tout. Il y a aussi des leitmotive. La partie noire c’est un peu les jésuites. Et il y a les partisans de la Vierge avec L’hymne à la Vierge.

Pouvez-vous préciser l’illustration musicale des scènes dans La Vocation suspendue ?

Raoul Ruiz : On a eu différentes démarches. Je voyais intuitivement un film saint-sulpicien illustré par une musique à la fois atonale et religieuse. Donc j’ai naturellement pensé à Gesualdo. J’ai dit à Jorge qu’il fallait faire quelque chose autour de Gesualdo, en simplifiant. D’autre part, pour L’Hymne à la Vierge, je voyais quelque chose de plus cantabile à la Verdi. Il y avait des séquences de transition dans l’esprit du cinéma français des années 1940, avec une musique plutôt impressionniste. Et à la fin on voulait faire des citations, comme Don Juan de Mozart — le thème de la statue du Commandeur — pour illustrer le moment où il y a une profanation. On a carrément fait la citation, en la modifiant partiellement. Jorge a développé le thème, puis l’a changé vers la fin. On a le temps de le reconnaître, puis le style devient un peu wagnérien.

Etes vous complètement opposé à l’utilisation de clichés, comme par exemple les violons langoureux pendant une scène romantique ?

Raoul Ruiz : J’aime beaucoup utiliser les clichés à contre-emploi, mais aussi on peut parfois utiliser un cliché de manière classique pour renforcer le sens au point que ça devient très chargé. A ce moment là, ça devient autre chose. Il faut toujours tenir compte du fait qu’on a fait beaucoup de films. On est imprégné d’un certain cinéma hollywoodien. Le mot d’ordre du ciné-club de Santiago était : le cinéma américain est le cinéma et tous les autres sont des spécialisations.

Prenons l’exemple du Territoire, aux antipodes du précédent exemple. Quelles étaient les idées musicales de départ ?

Raoul Ruiz : Je voyais La Symphonie des psaumes de Stravinski et un peu Carmina Burana comme références de départ. Tout cela voulait dire harmonies archaïques avec une sonorité moderne. Puis Jorge a suggéré de prendre comme base les derniers lieder de Richard Strauss. Il a commencé à composer un peu à l’aveuglette, selon l’atmosphère du lieu de tournage, du paysage. On se faisait mutuellement confiance. Mais il y a eu les méthodes de travail beaucoup plus rigides. Pour L’Hypothèse du tableau volé, je voulais un thème pour chaque tableau, qui soit atonal mais assez pompier (mais pompier du genre Elgar). Je donne des repères et Jorge les reprend, les recentre comme il veut. Il est libre. Parfois je fais des maquettes. Je montre les films à Jorge avec des musiques que je prends dans ma discothèque. Mais il fait parfois volontairement tout le contraire.

Imaginez-vous une orchestration classique comme base de départ ?

Raoul Ruiz : Pas forcément. L’orchestration des Trois couronnes du matelot fait beaucoup orphéon. Ça fait pastiche. Pour Le Toit de la baleine par exemple, c’est complètement différent, c’est plus un orchestre de valses viennoises. Pour Bérénice, on a le quatuor de Ravel comme référence. On avait eu une autre idée, celle de prendre six gestes de Bérénice, chaque geste correspondant à une phrase musicale, pratiquement comme dans un ballet. Chaque attitude, chaque comportement, très précis, très formel, et donc très extérieur, est de plus accentué par la musique. Voilà donc un cas opposé, où la musique doit coller à l’image. Sauf que les choses sont arbitraires. La musique n’a pas une qualité émotionnelle, ni tragique, ni comique. C’est purement pour signaler le geste, le repérer.

Pensez-vous la musique en termes de continuité, ou au contraire considérez-vous qu’elle doit intervenir de manière plus aléatoire ?

Raoul Ruiz : Ça dépend si on fait un film indirect. Si on fait un film indirect, ça veut dire qu’on considère le son comme musique aléatoire. Pour Les Trois couronnes, tout était orchestré, les voix et la musique ; on a pratiquement tout post-synchronisé. L’ensemble de la bande son est une pièce musicale. Sinon, on fait de la musique aléatoire, parce qu’il faut compter avec les accidents de l’enregistrement en direct. La question est de savoir si on improvise ou si le texte est écrit. Ça dépend du type d’enregistrement. Pour Bérénice, on a enregistré en mono et en stéréo. La stéréo doit être soulignée par les gestes des comédiens ; il y a un moment où il y a un passage du mono à la stéréo. La stéréo fait entrer tous les bruits de l’entourage à gauche et à droite. Pendant la prise on peut inverser, c’est à dire que la voix qu’on écoute à droite parle en fait à gauche. C’est très primitif pour le moment, mais ça peut devenir plus élaboré.

Imagineriez-vous de réaliser un film sans musique d’un bout à l’autre ?

Raoul Ruiz : Ça serait peut-être trop musical, car tout deviendrait musique. La musique est une façon de signaler la présence du son direct. On a fait beaucoup de films sans musique dans les années 1960. D’ailleurs, j’en ai fait un moi aussi : Dialogue d’exilés. Mais là, tout devient significatif. Un peu trop… Pour créer une certaine perspective sonore il faut introduire de la musique.

Propos recueillis par Vincent Ostria ©

mercredi 2 décembre 2009

Bob Wilson • 1992-94

Entretien réalisé je ne sais plus à quelle occasion, probablement en 1993, dans une auto qui emmenait le metteur en scène à l’aéroport de Roissy.

On vous appelle Bob ou Robert ?

Bob Wilson : Ça a toujours été Robert et Bob. Dans certains pays c’est Bob, dans d’autres c’est Robert. Je ne sais pas pourquoi les Français ont toujours dit Bob. En Allemagne c’est plutôt Robert. Mais ça ne me dérange pas.

Comment appelez vous ce que vous faites ? Quel mot employez vous en général ?

Bob Wilson : J’aime le mot “opéra”. Mes premiers spectacles étaient muets. Les Français les appelaient des “opéras silencieux”, dans le sens où c’étaient des silences structurés. J’aime le mot “opéra” parce que le mot latin équivalent, “opus”, désigne quelque chose de global. Mon travail a un rapport avec l’architecture. Il y a une architecture de l’espace, mais aussi du son, de la lumière, des objets — que l’objet soit un meuble ou autre chose. C’est proche de la conception architecturale de la Renaissance. Je pense qu’“opéra” est le mot qui exprime le mieux cela, mais pas dans le sens musical dont nous avons l’habitude.

C’est une sorte de musique visuelle…

Bob Wilson : Mon théâtre est plus formel. C’est de la danse. Chaque geste est pensé dans l’esprit de la danse. Il y a une grande conscience du corps, dans le sens où il y a une distance, un temps pour la réflexion. Donc si vous êtes l’auteur, l’interprète ou le directeur artistique — j’ai été les trois —, vous ne réduisez pas votre travail à une idée. Vous pouvez avoir des idées, vous pouvez les indiquer, mais vous ne figez pas votre travail par une idée unique. Ainsi le public peut donner libre cours à son interprétation. Les spectateurs décident ce qu’il doivent penser d’un spectacle, ce qu’il évoque pour eux.

A vos débuts, saviez vous exactement ce que vous vouliez faire ?

Bob Wilson : Non. Je n’ai jamais étudié le théâtre et je ne m’aimais pas tellement le théâtre classique. Je n’aimais pas les pièces de Broadway. J’ai commencé à m’intéresser à la danse. Quelque chose me plaisait aussi dans les concerts de rock. Pour moi, c’étaient les opéras de notre époque. J’aimais l’idée que des foules se réunissent. C’était peut-être plus important que ce qui se passait sur scène. Dans la danse, j’aimais particulièrement le travail de George Balanchine et les spectacles de Merce Cunningham avec la musique de John Cage. J’aimais la distance qu’il y a dans la danse ; le fait qu’on peut écouter de la musique en regardant des motifs visuels. Je préférais les œuvres abstraites sans narration et sans histoire. Mais dans le fond il y a toujours une histoire. Un homme et une femme dansent, un autre homme entre en scène : ça devient déjà une histoire compliquée… Tout cela m’a donc influencé, mais je n’ai pas décidé de faire du théâtre ou autre chose. Je me suis inspiré du travail de George Balanchine, de Cunningham, et aussi de l’idée du concert de rock.

Quels ballets vous ont particulièrement marqué ?

Bob Wilson : Tout le répertoire de Balanchine, que ce soient les ballets avec arguments ou les ballets abstraits. J’ai aussi été marqué par Marlène Dietrich. C’était une des plus grandes performers. J’ai beaucoup appris en la regardant. J’aimais son économie de moyens. A l’époque où je commençais à peine de faire du théâtre, j’ai dîné un soir avec elle et elle m’a dit : “La difficulté, c’est de faire coïncider le visage et la voix”. Cette phrase m’est toujours restée à l’esprit. Un jour, une personne qui l’interviewait lui a dit : “Vous êtes si froide pendant votre spectacle !” Elle a répondu : “Alors vous n’avez pas écouté ma voix”. Une voix peut être très sexuelle ou érotique avec une apparence très froide. Je lui avais demandé ce qu’elle pensait de Madonna. Elle m’a répondu “Oh, elle est immonde”. Je lui ai rétorqué “Mais vous jouez toujours des femmes immondes !” “Oui, a-t-elle dit, mais ce sont des rôles”. J’aime beaucoup Madonna. J’aime aussi Catherine Deneuve. Elle est très proche de Dietrich. Elle a la même économie de moyens, de la froideur, du détachement. Quelque part sous cette apparence, elles rigolent un peu. Elles ont une distance qui montre qu’elles jouent un rôle. On m’a dit que Catherine Deneuve avait participé à une émission de télévision sur les vampires. Elle devait lire un extrait des Chants de Maldoror de Lautréamont. On lui avait demandé de s’interrompre au milieu de sa lecture et d’expliquer pourquoi elle aimait les vampires. Elle lisait et, tout à coup elle a levé les yeux et a dit : “Vous savez, j’aime les vampires à cause de leur côté violemment érotique. Si j’avais vécu au Moyen-Age, on m’aurait brûlée”. Et puis elle a repris tranquillement sa lecture. Je ne sais pas comment elle est dans sa vie privée. Elle est probablement très différente de la femme qu’on voit sur les photos. En ce sens c’est une actrice.

Vous venez du Texas, d’un milieu conservateur, religieux. Comment avez-vous découvert l’art ?

Bob Wilson : Je ne savais pas grand chose sur les artistes jusqu’au moment où j’ai habité à New York. J’y suis allé pour étudier l’architecture, mais ce qui m’a le plus appris c’est la vie à New York.

Pourquoi l’architecture ?

Bob Wilson : C’était inné. J’ai toujours eu le sens des formes classiques. Je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas l’expliquer. C’est dans ma nature… Je me rappelle que quand j’étais enfant, vers l’âge de huit ou neuf ans, je suis allé dans la cuisine en pleine nuit. J’ai pris toutes les assiettes et les verres sur les étagères et j’ai tout réarrangé. L’absence d’ordre me perturbait… C’est pourquoi j’aime les œuvres de Balanchine : leur structure est classique. C’était un vrai compositeur : il y a trois thèmes qui reviennent quatre fois, avec toutes les combinaisons possibles, par exemple A et B, C et A, B et C, et puis on revient à ABC… Ces différentes combinaisons de trois thèmes sont la structure d’Einstein on the beach… Nous aurions pu travailler ensemble très librement, Balanchine et moi, dans la mesure où nos œuvres sont structurées de la même manière.

Dans les années 1960, vous aviez étudié des documentaires sur des mères et leurs bébés…

Bob Wilson : Ces films ont eu une profonde influence sur moi. En les voyant, on se rend compte que le corps bouge plus vite qu’on ne le pense. Le corps s’exprime inconsciemment. Dans les films, on voyait les mères accourir pour rassurer leurs bébés quand ils pleuraient. Mais si on ralentit les films et qu’on les regarde image par image, on comprend que les choses sont plus compliquées. Dans huit cas sur dix, la première réaction de la mère est une réaction de terreur. Quand la mère regardait le film, elle était choquée et se défendait en disant : “Mais j’aime mon enfant !” Parfois, quand on ralentit les choses, notre perception change…

On est peut-être plus proche de l’inconscient…

Bob Wilson : Ce qui est intéressant c’est le moment où l’état inconscient et conscient commencent à permuter. On peut rêver et être éveillé. Les différentes fonctions de l’esprit peuvent se modifier.

Quel a été votre tout premier spectacle ?

Bob Wilson : D’abord The King of Spain et The Life and Times of Sigmund Freud, et d’autres pièces, que j’ai ensuite intégrées dans Le Regard du sourd, qui est réellement ma première œuvre importante. EnsItaliqueuite, j’ai mêlé Le Regard du sourd à un autre travail, qui est devenu The Life and Times of Joseph Stalin, œuvre de douze heures. Une grande partie de cette œuvre a ensuite été incorporée dans un autre spectacle, qui a duré sept jours non stop, en Iran, Ka Mountain and Gardenia Terrace.

Comment avez-vous pu concevoir un si long spectacle ?

Bob Wilson : J’ai imaginé une grande superstructure, comme un plan d’architecte. Au départ, c’est comme un quadrillage avec des murs et des planchers. Quand c’est fini, chacun peut choisir son appartement, investir son propre espace et y faire ce qu’il veut. J’ai dessiné un grand quadrillage. Ensuite, à l’intérieur de ce cadre, différentes personnes pouvaient construire un décor, écrire une pièce ou la mettre en scène. Le lundi de neuf heures à dix heures, il y avait telle pièce. Le mardi cette pièce était rejouée de neuf heures à dix heures, et ainsi de suite pendant toute la semaine… Ce n’était qu’un des fils de toute une tapisserie. C’était un petit peu structuré comme un programme télé. Il y a les informations à 18 heures. A 19 heures, il y a un film ou autre chose… Donc il y a avait différentes chaînes, différents programmes et différentes structures. Il y avait des thèmes pour chaque jour ou pour chaque moment de la journée… Pour ce spectacle, j’ai travaillé plus de 500 personnes.

Est-ce que cette idée de recyclage est importante dans votre travail ?

Bob Wilson : Un artiste écrit toujours la même œuvre. C’est toujours le même corpus. Cézanne disait qu’il peignait toujours la même nature morte, et Proust qu’il écrivait toujours le même roman. Je crois que dans un sens ce qu’on a fait au début de sa carrière traduit les mêmes préoccupations que ce qu’on fait à la fin. C’est le même corps qui les réalise, la même main. On peut changer, même mais l’œuvre reste la même. On met au point un vocabulaire qu’on peut ensuite mettre en pièces. Dès que le code du langage devient trop perceptible, on peut le détruire et fabriquer un nouveau langage à partir d’anciens éléments. Ensuite, quand ce langage-là devient trop évident, on peut faire encore autre chose. Parfois on revient en arrière, on prend un élément de sa première et ou de sa troisième œuvre, et on le transpose hors de son contexte. Il sera perçu autrement. On m’a consacré récemment une exposition au Centre Pompidou où on avait réuni dans le même lieu des meubles qui servent de sculptures dans mes spectacles, mais qui n’avaient jamais été pensés pour être montrés comme ça. En changeant de contexte, ils prenaient un autre sens.

Votre premier souci est donc la forme ?

Bob Wilson : Mes œuvres sont des constructions dans le temps et l’espace. Une construction peut être faite dans un grand espace ou un petit. On ne verra pas ce magnétophone (il montre mon appareil) de la même manière s’il est sur le trône de Louis XIV, sur une table moderne ou sur un rocher dans une forêt. Il peut avoir différentes identités en fonction du temps et de l’espace.

C’est un peu le principe du collage.

Bob Wilson : Oui, dans un sens, mais c’est un collage conscient. Ce n’est pas comme ce que faisaient Merce Cunningham et John Cage, qui était basé sur le hasard. Mes constructions sont conscientes. Je peux dire : “Je veux vous tuer” (mine très agressive) ou “Je veux vous tuer” (ton plat, visage serein). Je peux demander à une personne de sourire en disant “Je veux vous tuer”, mais ce n’est pas arbitraire. Ce sourire est une chose consciente et délibérée. Nous situons ce que nous voyons par rapport à ce que nous entendons. C’est pour cela que Dietrich m’intéressait : ce qu’on voyait était très différent de ce qu’on entendait. Il y avait comme une contradiction, un contrepoint, qu’elle présentait d’une manière très intelligente. C’était une artiste brillante. Je déteste les termes “contemporain” ou “moderne”, mais c’était une actrice très moderne. Personne n’a vraiment parlé de cet aspect d'elle. C’était très étrange.

Ce qui vous intéresse, c’est le sens produit par la juxtaposition de deux éléments étrangers…

Bob Wilson : Il y a plus de place pour l’esprit quand ce qu’on voit est différent de ce qu’on entend. On peut écouter cette interview et en même temps regarder par la fenêtre et voir autre chose. Nous communiquons les uns et les autres avec nos yeux et nos oreilles. Pourtant dans les pièces, les opéras, les concerts, la dimension visuelle coïncide trop souvent avec ce qu’on entend. Le visuel est toujours décoratif. C’est pour ça qu’on parle de décor de plateau. A l’origine, le visuel était une architecture. Et puis c’est devenu de la fausse architecture. Aujourd’hui c’est Dieu sait quoi. Du toc… Le problème c’est que les limites des champs sonores sont trop clairement définies. Elles sont encadrées. Quand je vois un film muet, je suis libre d’imaginer un dialogue ; le champ sonore est sans limite, il est libre. Si j’écoute une dramatique à la radio, le champ visuel est illimité parce que je peux imaginer les images. Il faudrait imaginer une situation où l’on pourrait mettre en parallèle un film muet et une dramatique radio, où les limites sonores et visuelles seraient libres et infinies. Il y aurait beaucoup plus de place pour la vision et l’audition, qui seraient libres… Hélas, on voit souvent des concerts de rock où l’éclairage suit le rythme de la musique, où le chanteur mime les paroles de sa chanson avec ses gestes. On peut faire ça de temps à autre. Mais il est beaucoup plus intéressant de sourire en disant “Je veux vous tuer”, qu’en le disant avec une agressivité convenue. Quelque chose se passe. Cela modifie l’espace.

Etait ce important, à vos débuts, de travailler avec des acteurs non professionnels ?

Bob Wilson : Toute personne qui a confiance en elle-même peut jouer en public. Quand je travaillais avec un non-professionnel qui avait confiance en lui dans le contexte et la situation que j’avais imaginé, en général ça se passait bien avec le public. Et puis, je ne demandais pas à ces gens là de faire des choses extraordinaires, mais d’être eux mêmes dans un contexte particulier. Je n’étais pas intéressé par l’étalage de savoir-faire. Je m'intéressais à un art qui soit proche de la vie. C’est pour ça que j’ai fait une pièce de sept jours. Quand quelqu’un faisait la vaisselle, nouait ses lacets, mettait une chemise, ou écrivait une lettre, cela participait d’une prise de conscience esthétique. Il n’y avait pas tellement de différence entre l’art et la vie. Il se passait toujours quelque chose… Quand je regarde par la fenêtre, ma conscience de ce que j’ai vu, entendu ou senti devient une expérience esthétique.

Que pensiez vous des happenings, très à la mode dans les annnées 1960-70 ?

Bob Wilson : Ça m’intéressait beaucoup. J’ai toujours pensé que c’était une période très excitante. Les happenings, les performances… Les peintres faisaient des spectacles qui mêlait la sculpture, la musique et la danse. Tout était réuni. Rauschenberg avait peint une fille et l’avait placée au milieu d’une pièce, pas simplement contre un mur, pour que la peinture soit visible sur 360°…

Propos recueillis par Vincent Ostria ©

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