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vendredi 8 janvier 2010

Kiyoshi Kurosawa • 2001

Entretien réalisé par vidéoconférence lors de la sortie de Kairo pour les Inrockuptibles. Ils ne l’avaient pas publié. Pas de place ( !)

On vient de découvrir Ring en France, donc, naturellement, on se demande si le projet de Kairo n’a pas été inspiré du succès de ce film.

Kiyoshi Kurosawa : Il est vrai qu’au Japon, Ring a connu un énorme succès. Des financements se sont débloqués pour Kairo grâce au succès de ce film. J’ai vu Ring, mais ai-je été influencé ou pas ? Je l’ignore. Je connais personnellement le réalisateur, Hideo Nakata, c’est un ami. Nous avions discuté de nos projets de films sur les fantômes, mais nous voulions les traiter chacun à notre façon.

Il y avait longtemps que vous n’aviez pas tourné de film de genre.

Kiyoshi Kurosawa : Oui, mais quand je tourne mes films, j’essaie toujours de réfléchir à ma position par rapport aux genres, même pour des films comme Charisma, qui est pour moi, d’une certaine façon, un film d’action, un policier et une comédie. Quel que soit le film que je fais, j’ai toujours cette réflexion sur les genres. Parmi les films que j’ai tournés récemment, Kairo est un des plus classiques. Pour moi, ce n’est pas une chose négative.

On a l’impression que vous avez été influencé par la peinture moderne et l’art contemporain…

Kiyoshi Kurosawa : Je ne suis pas un expert en art et je n’ai pas des références très précises, mais il est vrai que lors des réunions avec mon directeur artistique, j’apporte souvent des reproductions de tableaux pour faire comprendre ce que j’ai en tête. Pour la préparation de ce film, j’ai montré, entres autres, des tableaux de Francis Bacon.

Vos décors ont l’air abandonnés, dégradés. Les retravaillez-vous à la manière d’un peintre ?

Kiyoshi Kurosawa : Je ne suis pas sûr que je serais un peintre très talentueux, mais il est vrai que dans tous mes films, pas seulement dans Kairo, j’utilise des lieux abandonnés, un peu déserts, abîmés. La différence c’est que cette fois-ci j’avais un peu plus de budget et donc j’ai pu faire plus ce que je voulais que d’habitude en ajoutant des petits détails. Cette fois, j’ai aussi utilisé un peu d’effets numériques. Comparativement à ce qui se fait aux Etats Unis, je pense que c’est dérisoire. J’ai toujours voulu expérimenter ces nouvelles technologies pour connaître leurs possibilités et leurs limites. Et tant qu’on n’a pas essayé soi-même, on ne peut pas savoir.

Quelle est la signification de la scène où une inconnue se jette dans le vide ?

Kiyoshi Kurosawa : Je ne sais pas exactement. Ce que je peux vous dire c’est que quand les gens évoluent horizontalement dans le champ de la caméra, il n’y a pas de problème. On se sent relativement bien. Alors qu’une chute, donc un mouvement vertical, est quelque chose qui provoque un malaise. Donc, quand je veux provoquer une sensation de malaise, je montre une chute. Et le plus fort, en effet, c’est une personne qui tombe. Pour réaliser cette scène, nous avons demandé à une actrice de réellement sauter dans le vide avec la technique du saut à l’élastique. Mais on a tourné la scène en trois fois. On a filmé l’actrice sautant du haut de la tour, ensuite à mi-hauteur, et ensuite quand elle arrive au sol. Puis, avec la retouche numérique, on a assemblé les trois prises. Pour moi ce qui est important c’est d’avoir utilisé une vraie actrice. Ce n’est pas de la comédie, ce n’est pas un mannequin, ça n’a pas été dessiné avec la technique numérique. C’est réellement une femme qui joue la scène d’un suicide et se jette en bas. Pour moi, c’est très important. J’en ai beaucoup parlé avec mon équipe. On a évoqué plusieurs possibilités, comme utiliser un mannequin etc. Mais j’ai toujours été très ferme. Si je n’avais pas pu réaliser la scène dans des conditions réelles, je ne l’aurais pas tournée.

Vous êtes vous inspiré d’En quatrième vitesse de Robert Aldrich pour la fin apocalyptique ?

Kiyoshi Kurosawa : Je connais bien ce film et j’aime énormément Robert Aldrich, mais je n’y ai pas particulièrement pensé. Enfin, si vous me comparez à Aldrich, il n’y a pas de plus grand compliment pour moi. Je vais réfléchir à l’influence d’Aldrich dans mon travail. Pour moi c’est vraiment un très grand cinéaste. C’était un réalisateur classique, mais qui arrivait à dépasser les genres. J’aimerais faire des films dans le même esprit. J’adore ses films, même les derniers des années 70. Pour ce qui est de l’apocalypse, c’est un thème qui revient souvent dans mes films. On le trouve par exemple dans Charisma.

Vous avez dit que vos fins sont toujours optimistes. Mais ici c’est l’optimisme dans le deuil…

Kiyoshi Kurosawa : Je pense que c’est comme ça que vivent les humains, à Paris et à Tokyo. On vit sans être vraiment conscient de la mort, alors que la mort est très proche. Elle peut arriver à tout moment. Cette fois-ci, c’était vraiment une réflexion sur la mort, sur comment les gens doivent vivre en ayant conscience de la mort. Dans le film, il y a beaucoup de fantômes. Pour moi, les fantômes symbolisent la mort. Comme il n’est pas facile de montrer la mort à l’écran, j’ai montré des fantômes.

Les fantômes arrivent par le net. Est-ce à dire que le monde virtuel, que la technologie de la communication, c’est la mort ?

Kiyoshi Kurosawa : Pour moi, les nouveaux médias – tels que nous les utilisons en ce moment d’ailleurs – sont très pratiques, mais je ne pense pas qu’ils permettent une réelle communication entre les êtres humains, parce que la condition primordiale pour une communication réelle, c’est d’avoir la certitude que son interlocuteur existe bien. Et avec les nouveaux médias, on n’en est pas sûr. Je ne connais pas la mort, donc je ne peux pas savoir l’effet que ça produit, mais quand je pense à la mort, j’ai surtout une image en tête : je me vois tout seul dans un cercueil, complètement coupé du monde extérieur. Donc j’ai cette image d’un isolement éternel. Je trouve, c’est un avis personnel, que ça ressemble aux nouveaux médias, qui produisent cet isolement. On peut se retrouver complètement seul au monde avec Internet. Les nouveaux médias permettent aux gens d’être en contact avec le monde extérieur, mais si la connexion est coupée, cette personne se trouve complètement isolée. Elle est perdue.

Connaissez-vous (Serial experiments) Lain, une série animée japonaise qui traite de ce thème de l’isolement avec Internet ?

Kiyoshi Kurosawa : Le réalisateur et scénariste de cette série, Chiaki Konaka, est un des mes amis. C’est drôle parce que, en fait, l’idée de Kairo est née d’une discussion que j’ai eue avec lui il y a sept ou huit ans. A l’époque on ne parlait pas encore d’Internet, mais l’idée, le squelette du film était déjà là.

Comment expliquez-vous le caractère angoissant, le pessimisme du cinéma japonais ?

Kiyoshi Kurosawa : Il existe toutes sortes de films au Japon. Il existe aussi des films optimistes, mais ils ne sortent pas en France. Peut-être cela provient-il du fait que les festivals européens ont tendance à préférer des films japonais plutôt noirs. Peut-être trouve-t-on plus intéressants, en Europe, les réalisateurs qui parlent de leur pays de façon pessimiste, parce qu’ils sont plus profonds, plus intéressants que les autres. Il est vrai que j’ai une vision très pessimiste du Japon actuel. Ce qui est terrible, c’est qu’il n’y a aucune certitude. Le Japon est dans le chaos. On se trouve dans une impasse. Je ne vois pas d’issue…

Propos recueillis par Vincent Ostria ©

mardi 29 décembre 2009

Raoul Ruiz • 1983

Entretien réalisé avec Raoul Ruiz pour une émission de radio sur la musique de film que je faisais dans les années 1980 sur Cité 96. C’est pour cela que j’ai axé mes questions sur la musique. C’est d’autant plus intéressant que Ruiz est le seul cinéaste actuel à rester fidèle au même musicien, l’excellent Jorge Arriagada, son compatriote, qu’il a fait connaître en France.

Avez-vous toujours considéré la musique de film comme un travail de collaboration étroite avec un compositeur ?

Raoul Ruiz : J’ai un rapport variable avec la musique de film. Dans les films que je faisais au Chili, par exemple, je travaillais la musique exclusivement comme une ponctuation de certains moments. Quand j’ai rencontré Jorge Arriagada, j’ai commencé à travailler l’ensemble en liaison avec la musique. C’est à dire qu’on a fait une structure musicale qui avait une relation avec la structure du film même.

Vous avez des idées bien précises sur la musique avant de commencer un tournage ?

Raoul Ruiz : Précises, c’est beaucoup dire. J’ai des idées précises mais qui changent souvent.

La musique même peut susciter des images ?

Raoul Ruiz : Bien sûr, ça arrive souvent. C’est même la seule façon de concevoir la musique… C’est une opinion très répandue au Chili. Quand quelqu’un écoute de la musique, on se demande : mais qu’est-il en train de voir, qu’est-il en train d’imaginer ? Il y a cette superstition comme quoi la musique n’a pas d’intérêt. Les gens qui vont au concert y vont pour imaginer des paysages, des gens qui bougent. On ne considère la musique que comme musique incidente.

Vous considérez la musique comme partie intégrante d'un film ?

Raoul Ruiz : Comme tous les post-hollywoodiens, je pense beaucoup à la musique de film. Et les musiques de film qui existent me font penser à mes films.

Comment avez vous abordé votre première collaboration avec Jorge Arriagada ?

Raoul Ruiz : Je voulais faire un film vraiment soviétique, La Vocation suspendue. Donc j’avais besoin de musique vraiment soviétique. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose autour de l’église catholique. Je voulais faire un film très idéologique, c’est à dire un film porteur d’idées. Des idées auxquelles je ne croyais pas. C’était un film qui se passait à l’intérieur de l’église catholique et je ne suis pas tout à fait catholique. Je prenais cette démarche comme une façon d’illustrer le mécanisme d’une institution quelconque, qu’elle soit l’église catholique ou Air France. Je pensais faire une musique à partir de rituels, d’hymnes ; un peu comme à l’église autrefois. Et puis, comme il y a des querelles intérieures, chaque clan a son thème musical. D’autres thèmes enveloppent le tout. Il y a aussi des leitmotive. La partie noire c’est un peu les jésuites. Et il y a les partisans de la Vierge avec L’hymne à la Vierge.

Pouvez-vous préciser l’illustration musicale des scènes dans La Vocation suspendue ?

Raoul Ruiz : On a eu différentes démarches. Je voyais intuitivement un film saint-sulpicien illustré par une musique à la fois atonale et religieuse. Donc j’ai naturellement pensé à Gesualdo. J’ai dit à Jorge qu’il fallait faire quelque chose autour de Gesualdo, en simplifiant. D’autre part, pour L’Hymne à la Vierge, je voyais quelque chose de plus cantabile à la Verdi. Il y avait des séquences de transition dans l’esprit du cinéma français des années 1940, avec une musique plutôt impressionniste. Et à la fin on voulait faire des citations, comme Don Juan de Mozart — le thème de la statue du Commandeur — pour illustrer le moment où il y a une profanation. On a carrément fait la citation, en la modifiant partiellement. Jorge a développé le thème, puis l’a changé vers la fin. On a le temps de le reconnaître, puis le style devient un peu wagnérien.

Etes vous complètement opposé à l’utilisation de clichés, comme par exemple les violons langoureux pendant une scène romantique ?

Raoul Ruiz : J’aime beaucoup utiliser les clichés à contre-emploi, mais aussi on peut parfois utiliser un cliché de manière classique pour renforcer le sens au point que ça devient très chargé. A ce moment là, ça devient autre chose. Il faut toujours tenir compte du fait qu’on a fait beaucoup de films. On est imprégné d’un certain cinéma hollywoodien. Le mot d’ordre du ciné-club de Santiago était : le cinéma américain est le cinéma et tous les autres sont des spécialisations.

Prenons l’exemple du Territoire, aux antipodes du précédent exemple. Quelles étaient les idées musicales de départ ?

Raoul Ruiz : Je voyais La Symphonie des psaumes de Stravinski et un peu Carmina Burana comme références de départ. Tout cela voulait dire harmonies archaïques avec une sonorité moderne. Puis Jorge a suggéré de prendre comme base les derniers lieder de Richard Strauss. Il a commencé à composer un peu à l’aveuglette, selon l’atmosphère du lieu de tournage, du paysage. On se faisait mutuellement confiance. Mais il y a eu les méthodes de travail beaucoup plus rigides. Pour L’Hypothèse du tableau volé, je voulais un thème pour chaque tableau, qui soit atonal mais assez pompier (mais pompier du genre Elgar). Je donne des repères et Jorge les reprend, les recentre comme il veut. Il est libre. Parfois je fais des maquettes. Je montre les films à Jorge avec des musiques que je prends dans ma discothèque. Mais il fait parfois volontairement tout le contraire.

Imaginez-vous une orchestration classique comme base de départ ?

Raoul Ruiz : Pas forcément. L’orchestration des Trois couronnes du matelot fait beaucoup orphéon. Ça fait pastiche. Pour Le Toit de la baleine par exemple, c’est complètement différent, c’est plus un orchestre de valses viennoises. Pour Bérénice, on a le quatuor de Ravel comme référence. On avait eu une autre idée, celle de prendre six gestes de Bérénice, chaque geste correspondant à une phrase musicale, pratiquement comme dans un ballet. Chaque attitude, chaque comportement, très précis, très formel, et donc très extérieur, est de plus accentué par la musique. Voilà donc un cas opposé, où la musique doit coller à l’image. Sauf que les choses sont arbitraires. La musique n’a pas une qualité émotionnelle, ni tragique, ni comique. C’est purement pour signaler le geste, le repérer.

Pensez-vous la musique en termes de continuité, ou au contraire considérez-vous qu’elle doit intervenir de manière plus aléatoire ?

Raoul Ruiz : Ça dépend si on fait un film indirect. Si on fait un film indirect, ça veut dire qu’on considère le son comme musique aléatoire. Pour Les Trois couronnes, tout était orchestré, les voix et la musique ; on a pratiquement tout post-synchronisé. L’ensemble de la bande son est une pièce musicale. Sinon, on fait de la musique aléatoire, parce qu’il faut compter avec les accidents de l’enregistrement en direct. La question est de savoir si on improvise ou si le texte est écrit. Ça dépend du type d’enregistrement. Pour Bérénice, on a enregistré en mono et en stéréo. La stéréo doit être soulignée par les gestes des comédiens ; il y a un moment où il y a un passage du mono à la stéréo. La stéréo fait entrer tous les bruits de l’entourage à gauche et à droite. Pendant la prise on peut inverser, c’est à dire que la voix qu’on écoute à droite parle en fait à gauche. C’est très primitif pour le moment, mais ça peut devenir plus élaboré.

Imagineriez-vous de réaliser un film sans musique d’un bout à l’autre ?

Raoul Ruiz : Ça serait peut-être trop musical, car tout deviendrait musique. La musique est une façon de signaler la présence du son direct. On a fait beaucoup de films sans musique dans les années 1960. D’ailleurs, j’en ai fait un moi aussi : Dialogue d’exilés. Mais là, tout devient significatif. Un peu trop… Pour créer une certaine perspective sonore il faut introduire de la musique.

Propos recueillis par Vincent Ostria ©

mercredi 2 décembre 2009

Bob Wilson • 1992-94

Entretien réalisé je ne sais plus à quelle occasion, probablement en 1993, dans une auto qui emmenait le metteur en scène à l’aéroport de Roissy.

On vous appelle Bob ou Robert ?

Bob Wilson : Ça a toujours été Robert et Bob. Dans certains pays c’est Bob, dans d’autres c’est Robert. Je ne sais pas pourquoi les Français ont toujours dit Bob. En Allemagne c’est plutôt Robert. Mais ça ne me dérange pas.

Comment appelez vous ce que vous faites ? Quel mot employez vous en général ?

Bob Wilson : J’aime le mot “opéra”. Mes premiers spectacles étaient muets. Les Français les appelaient des “opéras silencieux”, dans le sens où c’étaient des silences structurés. J’aime le mot “opéra” parce que le mot latin équivalent, “opus”, désigne quelque chose de global. Mon travail a un rapport avec l’architecture. Il y a une architecture de l’espace, mais aussi du son, de la lumière, des objets — que l’objet soit un meuble ou autre chose. C’est proche de la conception architecturale de la Renaissance. Je pense qu’“opéra” est le mot qui exprime le mieux cela, mais pas dans le sens musical dont nous avons l’habitude.

C’est une sorte de musique visuelle…

Bob Wilson : Mon théâtre est plus formel. C’est de la danse. Chaque geste est pensé dans l’esprit de la danse. Il y a une grande conscience du corps, dans le sens où il y a une distance, un temps pour la réflexion. Donc si vous êtes l’auteur, l’interprète ou le directeur artistique — j’ai été les trois —, vous ne réduisez pas votre travail à une idée. Vous pouvez avoir des idées, vous pouvez les indiquer, mais vous ne figez pas votre travail par une idée unique. Ainsi le public peut donner libre cours à son interprétation. Les spectateurs décident ce qu’il doivent penser d’un spectacle, ce qu’il évoque pour eux.

A vos débuts, saviez vous exactement ce que vous vouliez faire ?

Bob Wilson : Non. Je n’ai jamais étudié le théâtre et je ne m’aimais pas tellement le théâtre classique. Je n’aimais pas les pièces de Broadway. J’ai commencé à m’intéresser à la danse. Quelque chose me plaisait aussi dans les concerts de rock. Pour moi, c’étaient les opéras de notre époque. J’aimais l’idée que des foules se réunissent. C’était peut-être plus important que ce qui se passait sur scène. Dans la danse, j’aimais particulièrement le travail de George Balanchine et les spectacles de Merce Cunningham avec la musique de John Cage. J’aimais la distance qu’il y a dans la danse ; le fait qu’on peut écouter de la musique en regardant des motifs visuels. Je préférais les œuvres abstraites sans narration et sans histoire. Mais dans le fond il y a toujours une histoire. Un homme et une femme dansent, un autre homme entre en scène : ça devient déjà une histoire compliquée… Tout cela m’a donc influencé, mais je n’ai pas décidé de faire du théâtre ou autre chose. Je me suis inspiré du travail de George Balanchine, de Cunningham, et aussi de l’idée du concert de rock.

Quels ballets vous ont particulièrement marqué ?

Bob Wilson : Tout le répertoire de Balanchine, que ce soient les ballets avec arguments ou les ballets abstraits. J’ai aussi été marqué par Marlène Dietrich. C’était une des plus grandes performers. J’ai beaucoup appris en la regardant. J’aimais son économie de moyens. A l’époque où je commençais à peine de faire du théâtre, j’ai dîné un soir avec elle et elle m’a dit : “La difficulté, c’est de faire coïncider le visage et la voix”. Cette phrase m’est toujours restée à l’esprit. Un jour, une personne qui l’interviewait lui a dit : “Vous êtes si froide pendant votre spectacle !” Elle a répondu : “Alors vous n’avez pas écouté ma voix”. Une voix peut être très sexuelle ou érotique avec une apparence très froide. Je lui avais demandé ce qu’elle pensait de Madonna. Elle m’a répondu “Oh, elle est immonde”. Je lui ai rétorqué “Mais vous jouez toujours des femmes immondes !” “Oui, a-t-elle dit, mais ce sont des rôles”. J’aime beaucoup Madonna. J’aime aussi Catherine Deneuve. Elle est très proche de Dietrich. Elle a la même économie de moyens, de la froideur, du détachement. Quelque part sous cette apparence, elles rigolent un peu. Elles ont une distance qui montre qu’elles jouent un rôle. On m’a dit que Catherine Deneuve avait participé à une émission de télévision sur les vampires. Elle devait lire un extrait des Chants de Maldoror de Lautréamont. On lui avait demandé de s’interrompre au milieu de sa lecture et d’expliquer pourquoi elle aimait les vampires. Elle lisait et, tout à coup elle a levé les yeux et a dit : “Vous savez, j’aime les vampires à cause de leur côté violemment érotique. Si j’avais vécu au Moyen-Age, on m’aurait brûlée”. Et puis elle a repris tranquillement sa lecture. Je ne sais pas comment elle est dans sa vie privée. Elle est probablement très différente de la femme qu’on voit sur les photos. En ce sens c’est une actrice.

Vous venez du Texas, d’un milieu conservateur, religieux. Comment avez-vous découvert l’art ?

Bob Wilson : Je ne savais pas grand chose sur les artistes jusqu’au moment où j’ai habité à New York. J’y suis allé pour étudier l’architecture, mais ce qui m’a le plus appris c’est la vie à New York.

Pourquoi l’architecture ?

Bob Wilson : C’était inné. J’ai toujours eu le sens des formes classiques. Je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas l’expliquer. C’est dans ma nature… Je me rappelle que quand j’étais enfant, vers l’âge de huit ou neuf ans, je suis allé dans la cuisine en pleine nuit. J’ai pris toutes les assiettes et les verres sur les étagères et j’ai tout réarrangé. L’absence d’ordre me perturbait… C’est pourquoi j’aime les œuvres de Balanchine : leur structure est classique. C’était un vrai compositeur : il y a trois thèmes qui reviennent quatre fois, avec toutes les combinaisons possibles, par exemple A et B, C et A, B et C, et puis on revient à ABC… Ces différentes combinaisons de trois thèmes sont la structure d’Einstein on the beach… Nous aurions pu travailler ensemble très librement, Balanchine et moi, dans la mesure où nos œuvres sont structurées de la même manière.

Dans les années 1960, vous aviez étudié des documentaires sur des mères et leurs bébés…

Bob Wilson : Ces films ont eu une profonde influence sur moi. En les voyant, on se rend compte que le corps bouge plus vite qu’on ne le pense. Le corps s’exprime inconsciemment. Dans les films, on voyait les mères accourir pour rassurer leurs bébés quand ils pleuraient. Mais si on ralentit les films et qu’on les regarde image par image, on comprend que les choses sont plus compliquées. Dans huit cas sur dix, la première réaction de la mère est une réaction de terreur. Quand la mère regardait le film, elle était choquée et se défendait en disant : “Mais j’aime mon enfant !” Parfois, quand on ralentit les choses, notre perception change…

On est peut-être plus proche de l’inconscient…

Bob Wilson : Ce qui est intéressant c’est le moment où l’état inconscient et conscient commencent à permuter. On peut rêver et être éveillé. Les différentes fonctions de l’esprit peuvent se modifier.

Quel a été votre tout premier spectacle ?

Bob Wilson : D’abord The King of Spain et The Life and Times of Sigmund Freud, et d’autres pièces, que j’ai ensuite intégrées dans Le Regard du sourd, qui est réellement ma première œuvre importante. EnsItaliqueuite, j’ai mêlé Le Regard du sourd à un autre travail, qui est devenu The Life and Times of Joseph Stalin, œuvre de douze heures. Une grande partie de cette œuvre a ensuite été incorporée dans un autre spectacle, qui a duré sept jours non stop, en Iran, Ka Mountain and Gardenia Terrace.

Comment avez-vous pu concevoir un si long spectacle ?

Bob Wilson : J’ai imaginé une grande superstructure, comme un plan d’architecte. Au départ, c’est comme un quadrillage avec des murs et des planchers. Quand c’est fini, chacun peut choisir son appartement, investir son propre espace et y faire ce qu’il veut. J’ai dessiné un grand quadrillage. Ensuite, à l’intérieur de ce cadre, différentes personnes pouvaient construire un décor, écrire une pièce ou la mettre en scène. Le lundi de neuf heures à dix heures, il y avait telle pièce. Le mardi cette pièce était rejouée de neuf heures à dix heures, et ainsi de suite pendant toute la semaine… Ce n’était qu’un des fils de toute une tapisserie. C’était un petit peu structuré comme un programme télé. Il y a les informations à 18 heures. A 19 heures, il y a un film ou autre chose… Donc il y a avait différentes chaînes, différents programmes et différentes structures. Il y avait des thèmes pour chaque jour ou pour chaque moment de la journée… Pour ce spectacle, j’ai travaillé plus de 500 personnes.

Est-ce que cette idée de recyclage est importante dans votre travail ?

Bob Wilson : Un artiste écrit toujours la même œuvre. C’est toujours le même corpus. Cézanne disait qu’il peignait toujours la même nature morte, et Proust qu’il écrivait toujours le même roman. Je crois que dans un sens ce qu’on a fait au début de sa carrière traduit les mêmes préoccupations que ce qu’on fait à la fin. C’est le même corps qui les réalise, la même main. On peut changer, même mais l’œuvre reste la même. On met au point un vocabulaire qu’on peut ensuite mettre en pièces. Dès que le code du langage devient trop perceptible, on peut le détruire et fabriquer un nouveau langage à partir d’anciens éléments. Ensuite, quand ce langage-là devient trop évident, on peut faire encore autre chose. Parfois on revient en arrière, on prend un élément de sa première et ou de sa troisième œuvre, et on le transpose hors de son contexte. Il sera perçu autrement. On m’a consacré récemment une exposition au Centre Pompidou où on avait réuni dans le même lieu des meubles qui servent de sculptures dans mes spectacles, mais qui n’avaient jamais été pensés pour être montrés comme ça. En changeant de contexte, ils prenaient un autre sens.

Votre premier souci est donc la forme ?

Bob Wilson : Mes œuvres sont des constructions dans le temps et l’espace. Une construction peut être faite dans un grand espace ou un petit. On ne verra pas ce magnétophone (il montre mon appareil) de la même manière s’il est sur le trône de Louis XIV, sur une table moderne ou sur un rocher dans une forêt. Il peut avoir différentes identités en fonction du temps et de l’espace.

C’est un peu le principe du collage.

Bob Wilson : Oui, dans un sens, mais c’est un collage conscient. Ce n’est pas comme ce que faisaient Merce Cunningham et John Cage, qui était basé sur le hasard. Mes constructions sont conscientes. Je peux dire : “Je veux vous tuer” (mine très agressive) ou “Je veux vous tuer” (ton plat, visage serein). Je peux demander à une personne de sourire en disant “Je veux vous tuer”, mais ce n’est pas arbitraire. Ce sourire est une chose consciente et délibérée. Nous situons ce que nous voyons par rapport à ce que nous entendons. C’est pour cela que Dietrich m’intéressait : ce qu’on voyait était très différent de ce qu’on entendait. Il y avait comme une contradiction, un contrepoint, qu’elle présentait d’une manière très intelligente. C’était une artiste brillante. Je déteste les termes “contemporain” ou “moderne”, mais c’était une actrice très moderne. Personne n’a vraiment parlé de cet aspect d'elle. C’était très étrange.

Ce qui vous intéresse, c’est le sens produit par la juxtaposition de deux éléments étrangers…

Bob Wilson : Il y a plus de place pour l’esprit quand ce qu’on voit est différent de ce qu’on entend. On peut écouter cette interview et en même temps regarder par la fenêtre et voir autre chose. Nous communiquons les uns et les autres avec nos yeux et nos oreilles. Pourtant dans les pièces, les opéras, les concerts, la dimension visuelle coïncide trop souvent avec ce qu’on entend. Le visuel est toujours décoratif. C’est pour ça qu’on parle de décor de plateau. A l’origine, le visuel était une architecture. Et puis c’est devenu de la fausse architecture. Aujourd’hui c’est Dieu sait quoi. Du toc… Le problème c’est que les limites des champs sonores sont trop clairement définies. Elles sont encadrées. Quand je vois un film muet, je suis libre d’imaginer un dialogue ; le champ sonore est sans limite, il est libre. Si j’écoute une dramatique à la radio, le champ visuel est illimité parce que je peux imaginer les images. Il faudrait imaginer une situation où l’on pourrait mettre en parallèle un film muet et une dramatique radio, où les limites sonores et visuelles seraient libres et infinies. Il y aurait beaucoup plus de place pour la vision et l’audition, qui seraient libres… Hélas, on voit souvent des concerts de rock où l’éclairage suit le rythme de la musique, où le chanteur mime les paroles de sa chanson avec ses gestes. On peut faire ça de temps à autre. Mais il est beaucoup plus intéressant de sourire en disant “Je veux vous tuer”, qu’en le disant avec une agressivité convenue. Quelque chose se passe. Cela modifie l’espace.

Etait ce important, à vos débuts, de travailler avec des acteurs non professionnels ?

Bob Wilson : Toute personne qui a confiance en elle-même peut jouer en public. Quand je travaillais avec un non-professionnel qui avait confiance en lui dans le contexte et la situation que j’avais imaginé, en général ça se passait bien avec le public. Et puis, je ne demandais pas à ces gens là de faire des choses extraordinaires, mais d’être eux mêmes dans un contexte particulier. Je n’étais pas intéressé par l’étalage de savoir-faire. Je m'intéressais à un art qui soit proche de la vie. C’est pour ça que j’ai fait une pièce de sept jours. Quand quelqu’un faisait la vaisselle, nouait ses lacets, mettait une chemise, ou écrivait une lettre, cela participait d’une prise de conscience esthétique. Il n’y avait pas tellement de différence entre l’art et la vie. Il se passait toujours quelque chose… Quand je regarde par la fenêtre, ma conscience de ce que j’ai vu, entendu ou senti devient une expérience esthétique.

Que pensiez vous des happenings, très à la mode dans les annnées 1960-70 ?

Bob Wilson : Ça m’intéressait beaucoup. J’ai toujours pensé que c’était une période très excitante. Les happenings, les performances… Les peintres faisaient des spectacles qui mêlait la sculpture, la musique et la danse. Tout était réuni. Rauschenberg avait peint une fille et l’avait placée au milieu d’une pièce, pas simplement contre un mur, pour que la peinture soit visible sur 360°…

Propos recueillis par Vincent Ostria ©

dimanche 1 novembre 2009

Georges Franju • 1980

Quelques extraits d’un entretien perdu avec Georges Franju, réalisé en 1980 à l’occasion d’une rétrospective consacrée à l’actrice (Cf. Les Enfants terribles) et productrice Nicole Stéphane.

Que pensez-vous du programme de l’Olympic intitulé “Une femme dans le cinéma : Nicole Stéphane” ?

Georges Franju : J’ai assisté à la première séance où l’on présentait des extraits des films qu’elle a faits comme productrice ou comme interprète. C’est très beau, très poétique, et la façon dont l’ensemble est présenté est une œuvre d’art en soi. On voit bien la diversité des orientations de Nicole Stéphane, et on se rend compte que dans cette diversité elle a pleinement réussi, avec beaucoup d’épanouissement, surtout dans cette carrière qu’elle a interrompue et qui aurait dû être la sienne, sa carrière d’interprète. C’était une très grande comédienne.

Comment vous est-il venu l’idée de lui faire jouer le rôle de Marie Curie dans votre court métrage Monsieur et Madame Curie ?

Georges Franju : J’ai toujours été frappé par le regard de Nicole. J’avais vu une de ses photos dans un annuaire. Comme disait Madame Irène Joliot-Curie, “Personne ne peut ressembler à ma mère, mais Nicole Stéphane pouvait être l’interprétation lyrique et cinématographique de ce qu’elle était, et surtout de son génie”. Son génie est d’avoir révélé la radioactivité. Il s’agissait de faire passer dans le regard de Nicole l’émerveillement de Marie Curie lorsqu’elle a découvert le radium, ce métal qui luisait dans le noir.

Pourquoi tourne-t-on si peu de films fantastiques en France ?

Georges Franju : On fait des films fantastiques, mais pas des films insolites. Le fantastique est facile à produire, mais l’insolite est rare. J’ai toujours été attiré par l’inhabituel, c’est à dire l’insolite. Dans Les Yeux sans visage, cet insolite est créé par quelque chose d’anodin en apparence : l’arrivée de la DS noire de Pierre Brasseur dans la cour de la morgue. Lors du tournage, je guettais l’apparition de la voiture, qui était précédée par la réplique “Ah, le voilà”. Pour m’assurer que la voiture entrait dans le champ au bon moment, je m’étais placé à distance et j’avais un relais qui transmettait mes directives. Je disais “Moteur”, le moteur partait. Je disais “Partez” en faisant un signe, et la voiture entrait dans la cour. C’est alors que je me suis dit : “Ça c’est vraiment très étrange”. Il se passait quelque chose. Je visionne cette scène après montage. Je ne remarque rien… Nous sommes revenus à la table de montage et j’ai procédé comme j’ai tourné. La première image montre la cour vide. Je dis “Partez” et je compte un, deux, puis la voiture entre dans le champ. Il fallait voir la cour vide une seconde, mais il fallait la voir vide. Parce que la voiture qui rentre dans la cour annonce la mort de la fille. Ça, on ne pouvait pas l'écrire à l’avance… C’est comme dans la scène du cimetière. Ce qui est insolite, c’est le passage d’un avion à ce même moment. Ça c’est nouveau. C’est une image lyrique et inattendue qui s’oppose au côté fantastique habituel d’un cimetière… L’insolite n’est pas identifiable ; il est dans la situation. Un exemple : un type qui se balade avec un fusil de chasse dans la campagne, c’est un chasseur. Mais le même homme qui se balade avec le même fusil sur les Champs Elysées, qu’est-ce que c’est ?

Que pensez-vous de la production actuelle ?

Georges Franju : Le cinéma est mort à partir du moment où il est descendu dans la rue. On a placé le mystificateur sous le regard du mystifié. Le mystifié n’y croit plus et se dit : “C’est donc ça, le cinéma !” On a détruit le temple du cinéma qui était le studio. Silence, on tourne… Interdiction. Tout le monde peut faire du cinéma, c’est ça le drame. C’est pareil pour le théâtre. La prolifération des cafés-théâtres l’a tué. Autrefois il y avait Vilar à Avignon, maintenant dans toutes les rues d’Avignon il y a du théâtre. Les spectacles ne sont plus drôles, c’est un reflet de l’angoisse ambiante de notre époque. On ne voit plus sur scène que des spectacles tragiques, caricaturaux. La musique, elle aussi est décadente. Elle a rejeté la mélodie et l’harmonie. On fait une musique beaucoup plus émotionnelle qu’émouvante. Autrefois, les musiciens comme les peintres, partaient d’une émotion pour arriver à l’expression. A partir du moment où il n’y a plus l’émotion, il n’y a plus que l’expression et, comme on dit, une recherche. Une recherche sur l’expression n’aboutit pas à la création. On n’ose même plus parler d’inspiration. Il n’y a plus d’inspiration, il n’y a plus que des conceptions. On ne crée plus, on conçoit. On parle de spontanéité dans un monde où jamais les choses n’ont été aussi peu spontanées. Si la recherche scientifique, elle, ne risque pas de régresser, la recherche artistique, par contre, est un non-sens. Jamais elle n’aboutira à la création. On crée des instituts de recherche. Ce que fait l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) en matière de dessin animé est moins bon que ce que faisait Emile Cohl en 1902. Il avait créé le dessin animé. On ne peut pas recommencer. Ce qui sauve le cinéma, c’est qu’il faudra toujours des comédiens, une histoire, qu’on le veuille ou non, un appareil de prise de vue, et un écran, petit ou grand.

Vous avez tourné un film publicitaire pour Aspro en 1970. Aimeriez vous refaire de la publicité ?

Georges Franju : Oui, pourquoi pas. C’est d’abord extrêmement bien payé pour un travail qui ne demande pas beaucoup d’efforts et dont le risque n’est pas grand, le nom du réalisateur n’étant pas crédité. Comme ce film touche au domaine médical, on a éprouvé le besoin, avant de me confier Aspro, de visionner La tête contre les murs.

Propos recueillis à Saint-Cloud en 1980 par Vincent Ostria ©

dimanche 25 octobre 2009

Youssef Chahine • 1985

Entretien avec Youssef Chahine, réalisé lors d’un colloque de chefs-opérateurs au Maroc en 1985. Le cinéaste venait de tourner Adieu Bonaparte sur la campagne d’Egypte, avec Patrice Chéreau et Michel Piccoli.


Quel a été le point de départ d’Adieu Bonaparte ?

Youssef Chahine : Adieu Bonaparte, ce sont des personnages réels. C’est d’abord un rapport humain et les conditions de ce rapport, dans une perspective historique. Il m’importe de savoir dans quelle condition des événements du passé ressemblent à notre époque. Là, je montre l’occupation de l’Egypte. Qui dit occupation, dit résistance, c’est inévitable. La première insurrection que je décris dans le film est tellement sincère, spontanée, qu’elle dépasse tout. J’ai pris cette insurrection comme sujet central et j’ai senti qu’à travers elle je pouvais dire beaucoup de choses. Et puis, il y a Caffarelli. C’était un des plus grands chefs du génie, un savant, un humaniste absolument extraordinaire. Il était convaincu qu’il fallait exporter les préceptes d’une Révolution incluant l’amour et la connaissance de l’autre. Petit à petit, il a découvert que ça n’allait pas se passer comme ça, et que Bonaparte était venu avec d’autres desseins. Alors, Caffarelli trouva que son meilleur allié était un petit Egyptien qui l’avait compris. Il a aimé une famille égyptienne, et particulièrement trois frères, qui avaient une mentalité proche de la sienne. L’un d’entre eux, Ali, avait appris le français avec une commerçante française qui lui faisait lire Sade, avec des intentions probablement très normales. Caffarelli lui a dit à un certain moment : “C'est par Sade que tu as appris le français ; c’est par là que tu l’as appris”. C’est très souvent par là qu’on apprend une langue.

Adieu Bonaparte était-il un prétexte pour remonter aux sources du colonialisme ?

Youssef Chahine : C’est un propos plus vaste, mais qui inclut le colonialisme. Je veux participer à la démythification des pouvoirs. Les grands mythes c’est un peu raté. Tous ceux qui ont le pouvoir, comme Bonaparte, maîtrisent la machine de propagande. J’ai été ahuri en lisant différents bouquins (en trois langues) de voir à quel point Bonaparte était conscient de son image. Il a emmené des peintres en Egypte pour poser pour la postérité. J’ai vu beaucoup d’autres chefs d’Etat, de dictateurs, qui avaient la folie de la postérité à travers leur propre image. Je ne suis pas pour. Cependant, je ne méprise pas Bonaparte. Au contraire. Mais je me sens plus proche de Caffarelli en tant qu’être humain. J’en assez des mythes, y compris du mythe qu’on a fait de moi. Je ne suis pas génial. J’ai les mêmes faiblesses que n’importe qui. Peut-être que j’ai un peu de courage. Je m’investis totalement dans chaque film. Historiquement, ce qui m’intéressait était de montrer comment certains événements se produisaient. J’assimile ces processus à ce que je vis maintenant. Je me sens encore colonisé. Il suffit de regarder la télévision pour s’en rendre compte, de lire la presse qui me dit que je dois lécher le cul à une certaine personne parce que cette personne, par hasard, est au pouvoir. A partir de ce sentiment, je fais le lien avec une situation historique donnée. Je m’intéresse à la réaction d’un pays occupé. Cette occupation là concerne mon pays et mon peuple…

Mais vous avez fait ce film un peu grâce à votre ancien colonisateur…

Youssef Chahine : Je fais ce film avec des Français. Les cinémas égyptien et français sont pauvres. Ils n’arrivent pas à combattre le monopole américain tout seuls. Nous avons aussi le culot de vouloir vraiment parler honnêtement. En fait, les gouvernements égyptien et français ont très peu participé à la co-production. C’était plus une question d’intention. La presse arabe a cru que leur contribution était de 3 millions de dollars alors qu’elle était de 3 millions de francs. L’argent français représente 1/10e du budget et l’argent égyptien 1/10e aussi.

Vous avez effectué beaucoup de recherches historiques…

Youssef Chahine : J’ai lu cinquante livres en français, en arabe et en anglais. Ce qui aboutit à cinquante Bonaparte totalement différents. Il n’y a pas un seul historien qui puisse dire : “Bonaparte était comme ça…” La science de l’histoire c’est la science du probable. L’événement, on le connaît, mais ce qui a suscité cet événement, on l’ignore. Je ne sais pas quelle était la psychologie de Nasser quand il a déclaré : “Je nationalise !”

Vous opposez donc Bonaparte à l’esprit de la Révolution représenté par Caffarelli ?

Youssef Chahine : Etrangement, ceux qui vont perpétuer les principes de la Révolution ce ne sont ni l’ultra-nationaliste égyptien, frère d’Ali, ni Bonaparte. Ce sont un Français et un Egyptien pour qui les rapports personnels sont plus importants. Et puis j’élargis le propos en ces termes : qu’est-ce que cela représente d’affronter tous les Bonaparte du monde et tous les ultra-nationalistes du monde ? La thèse principale ressort de la confrontation d’Ali et de Caffarelli. Avec Ali, il part d’un sentiment humanitaire. “Est-ce que tu m’aimes ou est-ce que tu m’exploites ?” La passion demande et l’amour donne. La dernière phrase du film est celle de Caffarelli à Ali : “Je t’aime moins, mais tellement mieux”. Pour moi c’est très important. Ça part d’une expérience personnelle. Quand j’étais jeune j’ai aimé une personne, mais cet amour n’était pas bienveillant.

Comment avez vous agencé ces niveaux de récit, le parallèle constant entre l’histoire de la famille d’un boulanger égyptien, l’histoire de Caffarelli, et l’histoire tout court ?

Youssef Chahine : J’ai des assistants géniaux qui m’ont beaucoup aidé. Le petit acteur aussi. J’ai écrit le scénario en partie avec Mohsen Mohieddine (Ali). On est devenus copains en tournant Alexandrie pourquoi ? Il m’a raconté beaucoup de choses sur sa famille. Les noms des trois frères dans Adieu Bonaparte, ce sont presque ceux de ses frères. Pour le reste, j’ai fait beaucoup de vérifications. J’ai étudié très précisément Caffarelli grâce à des témoignages très différents : ceux de Bernoyer, le costumier de Bonaparte ; de Lacroix, un grand admirateur de Bonaparte ; et du Jabar, un très important chroniqueur égyptien, notable du Caire qui a aussi un peu collaboré avec les Français. Il a décrit ce qui se passait au jour le jour. Je pourrais retracer ce qui s’est passé à cette époque quart d’heure par quart d’heure. Mais je ne voulais pas étudier tout Bonaparte. Je m’en foutais. C’est dommage qu’on ne parle pas plus de Caffarelli à propos de la campagne d’Egypte. Je suis très heureux de réparer cet oubli. Je fais revivre ce qui m’intéresse. Je remanie un peu la façon dont on apprend l’histoire à travers des massacres et des dates connes. On ne parle pas du véritable génie français et de son véritable apport à l’humanité. Pour moi, le plus important ce ne sont pas les nationalités ni les frontières, mais la fibre humaine, le bon, le mauvais. J’ai honte des questions de couleur, de religion, de nationalité. Je trouve que le monde entier est aberrant. Je m’attache à un personnage. A cette époque, le personnage le plus beau, le plus représentatif de la France, ce n’est pas Bonaparte. C’est Caffarelli.

Dans vos films il y a un rapport constant entre votre vie et les événements historiques…

Youssef Chahine : Je ne suis rien du tout, mais j’appartiens aussi à l’humanité, autant que Mitterrand, Nasser ou Bonaparte. J’ai envie de raconter mon histoire, parce que là il n’y a pas de décision trop arbitraire. Je le dis dans mon dernier film. Il y a dix ans — j’ai eu un sursis de dix ans, j’ai eu beaucoup de chance — on m’a dit : “Il faut que tu te fasses opérer à cœur ouvert”. A un moment de ma vie je savais que je serais peut-être sous terre dans quelques heures. Je me suis demandé : “Finalement, qu’est-ce que tu as laissé ?” On se demande ce qu’est la postérité. Je meurs, j’ai laissé des films. Qu’est-ce que j’ai dit dans ces films ? Est-ce que j’ai vraiment dit quelque chose ou bien n’ai je fait que m’amuser ? Dans La Mémoire, je suis allé plus loin que dans Alexandrie pourquoi ? Ma mère avait 83 ans. Dans le film je parlais de cette femme qui avait eu un amant ou deux. En Orient ! Quand elle a vu ça ! Pour moi la postérité c’est exactement ce que Caffarelli dit dans le film : c’est se perpétuer à travers les autres et non pas construire des monuments avec leur sang. Il y a beaucoup d’autobiographie dans Adieu Bonaparte. Très souvent Ali c’est moi.

Comment arrivez vous à jongler entre les scènes de bataille et les scènes intimistes à trois personnages ?

Youssef Chahine : Quand la presse est venue en Egypte, elle est arrivée par hasard au moment où je filmais des foules. J’avais peur qu’on parle de superproduction. Je disais tout le temps : “C’est un film intimiste”. Mais mes assistants avaient raison. Ils disaient : “Va te faire foutre avec ton film intimiste ! On voit deux types qui se disent bonjour et derrière eux il y a 4000 types. C’est intimiste, ça ?” De toutes façons, je n’ai pas insisté sur la foule. La fresque est là, OK. Elle est inévitable, parce que toute une armée a débarqué dans ce pays très beau, différent. Je suis totalement d’accord avec l’idée qu’un film soit aussi un spectacle. Mais il faut un équilibre. Tous les films intellectuello-merdiques que je vois m’ennuient profondément. On peut exprimer un propos identique avec un rythme un peu plus agréable ou des scènes un peu plus touchantes, émotionnelles. Il ne suffit pas de comprendre avec sa tête ; il y a aussi la compréhension du cœur. Elle existe, je n’y peux rien… Je suis sans doute un peu influencé par le cinéma américain : dès que je t’ennuie, je te perds. L’intérêt est foutu. Quand on s’ennuie, on n’est plus en complicité.

Vous aimeriez retourner des comédies musicales ?

Youssef Chahine : Pourquoi pas, pourvu que le propos ne soit pas bête. Quand on me demande quel va être mon prochain film, je réponds : “Attends, je vais voir qui est au pouvoir”. Au moment de la sortie du Retour de l’enfant prodigue (1976), Sadate prétendait qu’il avait diminué la censure. En fait, elle était dix fois plus grande ! Alors, la comédie musicale, oui. J’adore la musique. Je fais le découpage avec beaucoup de musique. Pour moi, il y a un rythme à l’intérieur du cadre. Un rythme physique. Le seul qui en a parlé, ça a été Eisenstein. Il a seulement été un peu trop loin avec Prokofiev, en soulignant systématiquement l’action par la musique. Mais c’est intéressant.

Dans Adieu Bonaparte, comment avez-vous choisi les acteurs français, notamment Patrice Chéreau — qu’on a peu vu au cinéma — et Michel Piccoli ?

Youssef Chahine : Je suis habitué à prendre des gens comme ça dans mes films. Je parle avec la personne qui m’intéresse. Si elle est assez intelligente, je crois avoir assez d’abnégation pour lui être complètement disponible. Je ne crains pas le manque de comédiens. J’en trouve partout. Pour Caffarelli, je voyais un peu le personnage. Après l’écriture du scénario, j’ai été à la Bibliothèque Nationale de Paris, et j’ai demandé qu’on me montre une lithographie, un portrait de lui.Le portrait était un peu différent de ce que j’imaginais, le nez un peu trop crochu. Mais il m’a plu. Je pensais qu’il me fallait un comédien du tonnerre, qui ressemble un peu au personnage. Mais le physique n’était pas important. Il y a d’autres facteurs. On sait que Piccoli est excessivement humain. Il a du courage. J’ai réussi à le contacter. Je l’ai rencontré. Je l’ai adoré. Il a une compréhension extraordinaire, un regard très chaleureux, une énorme honnêteté. On apprend à le déceler en 35 ans de métier… Pour Bonaparte, je savais quel regard il devait avoir : celui de Nasser. Je l’ai vu quand il m’a décoré ; la seule fois où je l’ai rencontré. Un regard extraordinaire. Je ne voulais pas ridiculiser Bonaparte. Il a flatté les musulmans. Il a marché avec eux et puis il leur a imposé beaucoup de choses par la force. Il arrivait à faire fusiller en deux secondes un soldat français devant les Egyptiens parce qu’il avait violé une fille. L’être humain ne comptait pas pour lui. Il était très intelligent, c’était un énorme travailleur, mais un peu atrophié émotionnellement. A 12-13 ans il avait écrit quelque chose comme : “L’amour est le passe-temps du soldat et c’est l’écueil du chef”. Dès ce jeune âge, il avait mis l’amour un peu de côté. Il écrivait tout le temps. Quand on lit un de ses ordres, comme celui des préparatifs à Toulon, on voit qu’il prévoyait tout ce que son expédition devrait faire quand elle arriverait à Malte. Il détaillait tout, chaque bouton — exactement comme je le fais dans un découpage . Combien de boutons les soldats allaient perdre dans la bataille… Je me suis dit que je devais trouver quelqu’un d’excessivement intelligent. J’ai été voir Chéreau quand il répétait Les Paravents de Genet. Je l’avais vu dans Danton, mais il ne m’avait pas plu. Je n’avais pas compris le personnage. A la répétition, je vois un type nerveux avec une force de concentration extraordinaire. A un moment, je me suis retourné. J’ai senti qu’il faisait un geste… J’ai vu son regard. C’était le regard que je voulais. L’aspect physique importait peu.

Quand un acteur joue, vous vous attachez surtout à son regard ?

Youssef Chahine : Intensément. Quand un acteur connaît son texte, ce n’est pas assez. Il peut jouer bien, mais parfois je le fais recommencer. Je lui dis : “Encore une fois, je ne te crois pas. Il ne s’est rien passé”. A n’importe quel moment, entre une phrase et une autre, entre un mot et un autre, le regard de celui qui donne la réplique doit faire changer l’acteur de ton, au moins un peu. Si ce contact n’est pas là, je le dis. Il faut sentir une symbiose totale. Pour les plans rapprochés, les acteurs jouent avec moi. Je remplace l’interlocuteur, derrière la caméra. Piccoli s’est beaucoup amusé avec ça. Je suis un acteur frustré et je leur donne la réplique. S’il ne sont pas très bons, je leur montre comment ils doivent jouer.

Comment tournez vous les scènes de bataille ?

Youssef Chahine : On ne filme pas une vraie bataille. C’est une question de montage. On ne peut pas faire une bataille entière. On tourne plan par plan, parce qu’il y a quelque chose à raconter dans une bataille. A tout moment, j’ai quelque chose à dire. J’ai inventé l’image figée pour les batailles avec Saladin (1963). Je me suis dit que dans la partie importante d’une bataille ça se passait trop vite. Le cinéma me donne le moyen d’allonger le temps. Je l’ai fait dans Saladin. C’est seulement après Saladin, mon 16e film, qu’on a commencé à parler de moi. Il ne faut pas se presser. Ce métier est tellement merveilleux — à chaque plan il y a une jouissance totale — que la gloire et l’argent sont superflus. Certaines valeurs sont très mal comprises.

Comment voyez vous Adieu Bonaparte avec le recul, par rapport à vos précédents films ?

Youssef Chahine : L’atmosphère d’énorme amour qu’il y avait sur le plateau s’est traduite dans le film. Avec 35 ans de métier, je m’aperçois qu’à chaque fois que j’ai fait un mauvais film c’est parce qu’il y avait des gens que je n’aimais pas dans l’équipe du film, parmi les acteurs. J’aime beaucoup mon métier. Quand je sors de chez moi, je ne me dis pas que je vais travailler. Je me dis que je vais m’amuser.

Propos recueillis à Marrakech le 24 avril 1985 par Vincent Ostria © et Fabrice Revault d’Allonnes ©


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