Entretien avec Youssef Chahine, réalisé lors d’un colloque de chefs-opérateurs au Maroc en 1985. Le cinéaste venait de tourner Adieu Bonaparte sur la campagne d’Egypte, avec Patrice Chéreau et Michel Piccoli.
Quel a été le point de départ d’Adieu Bonaparte ?
Youssef Chahine : Adieu Bonaparte, ce sont des personnages réels. C’est d’abord un rapport humain et les conditions de ce rapport, dans une perspective historique. Il m’importe de savoir dans quelle condition des événements du passé ressemblent à notre époque. Là, je montre l’occupation de l’Egypte. Qui dit occupation, dit résistance, c’est inévitable. La première insurrection que je décris dans le film est tellement sincère, spontanée, qu’elle dépasse tout. J’ai pris cette insurrection comme sujet central et j’ai senti qu’à travers elle je pouvais dire beaucoup de choses. Et puis, il y a Caffarelli. C’était un des plus grands chefs du génie, un savant, un humaniste absolument extraordinaire. Il était convaincu qu’il fallait exporter les préceptes d’une Révolution incluant l’amour et la connaissance de l’autre. Petit à petit, il a découvert que ça n’allait pas se passer comme ça, et que Bonaparte était venu avec d’autres desseins. Alors, Caffarelli trouva que son meilleur allié était un petit Egyptien qui l’avait compris. Il a aimé une famille égyptienne, et particulièrement trois frères, qui avaient une mentalité proche de la sienne. L’un d’entre eux, Ali, avait appris le français avec une commerçante française qui lui faisait lire Sade, avec des intentions probablement très normales. Caffarelli lui a dit à un certain moment : “C'est par Sade que tu as appris le français ; c’est par là que tu l’as appris”. C’est très souvent par là qu’on apprend une langue.
Adieu Bonaparte était-il un prétexte pour remonter aux sources du colonialisme ?
Youssef Chahine : C’est un propos plus vaste, mais qui inclut le colonialisme. Je veux participer à la démythification des pouvoirs. Les grands mythes c’est un peu raté. Tous ceux qui ont le pouvoir, comme Bonaparte, maîtrisent la machine de propagande. J’ai été ahuri en lisant différents bouquins (en trois langues) de voir à quel point Bonaparte était conscient de son image. Il a emmené des peintres en Egypte pour poser pour la postérité. J’ai vu beaucoup d’autres chefs d’Etat, de dictateurs, qui avaient la folie de la postérité à travers leur propre image. Je ne suis pas pour. Cependant, je ne méprise pas Bonaparte. Au contraire. Mais je me sens plus proche de Caffarelli en tant qu’être humain. J’en assez des mythes, y compris du mythe qu’on a fait de moi. Je ne suis pas génial. J’ai les mêmes faiblesses que n’importe qui. Peut-être que j’ai un peu de courage. Je m’investis totalement dans chaque film. Historiquement, ce qui m’intéressait était de montrer comment certains événements se produisaient. J’assimile ces processus à ce que je vis maintenant. Je me sens encore colonisé. Il suffit de regarder la télévision pour s’en rendre compte, de lire la presse qui me dit que je dois lécher le cul à une certaine personne parce que cette personne, par hasard, est au pouvoir. A partir de ce sentiment, je fais le lien avec une situation historique donnée. Je m’intéresse à la réaction d’un pays occupé. Cette occupation là concerne mon pays et mon peuple…
Mais vous avez fait ce film un peu grâce à votre ancien colonisateur…
Youssef Chahine : Je fais ce film avec des Français. Les cinémas égyptien et français sont pauvres. Ils n’arrivent pas à combattre le monopole américain tout seuls. Nous avons aussi le culot de vouloir vraiment parler honnêtement. En fait, les gouvernements égyptien et français ont très peu participé à la co-production. C’était plus une question d’intention. La presse arabe a cru que leur contribution était de 3 millions de dollars alors qu’elle était de 3 millions de francs. L’argent français représente 1/10e du budget et l’argent égyptien 1/10e aussi.
Vous avez effectué beaucoup de recherches historiques…
Youssef Chahine : J’ai lu cinquante livres en français, en arabe et en anglais. Ce qui aboutit à cinquante Bonaparte totalement différents. Il n’y a pas un seul historien qui puisse dire : “Bonaparte était comme ça…” La science de l’histoire c’est la science du probable. L’événement, on le connaît, mais ce qui a suscité cet événement, on l’ignore. Je ne sais pas quelle était la psychologie de Nasser quand il a déclaré : “Je nationalise !”
Vous opposez donc Bonaparte à l’esprit de la Révolution représenté par Caffarelli ?
Youssef Chahine : Etrangement, ceux qui vont perpétuer les principes de la Révolution ce ne sont ni l’ultra-nationaliste égyptien, frère d’Ali, ni Bonaparte. Ce sont un Français et un Egyptien pour qui les rapports personnels sont plus importants. Et puis j’élargis le propos en ces termes : qu’est-ce que cela représente d’affronter tous les Bonaparte du monde et tous les ultra-nationalistes du monde ? La thèse principale ressort de la confrontation d’Ali et de Caffarelli. Avec Ali, il part d’un sentiment humanitaire. “Est-ce que tu m’aimes ou est-ce que tu m’exploites ?” La passion demande et l’amour donne. La dernière phrase du film est celle de Caffarelli à Ali : “Je t’aime moins, mais tellement mieux”. Pour moi c’est très important. Ça part d’une expérience personnelle. Quand j’étais jeune j’ai aimé une personne, mais cet amour n’était pas bienveillant.
Comment avez vous agencé ces niveaux de récit, le parallèle constant entre l’histoire de la famille d’un boulanger égyptien, l’histoire de Caffarelli, et l’histoire tout court ?
Youssef Chahine : J’ai des assistants géniaux qui m’ont beaucoup aidé. Le petit acteur aussi. J’ai écrit le scénario en partie avec Mohsen Mohieddine (Ali). On est devenus copains en tournant Alexandrie pourquoi ? Il m’a raconté beaucoup de choses sur sa famille. Les noms des trois frères dans Adieu Bonaparte, ce sont presque ceux de ses frères. Pour le reste, j’ai fait beaucoup de vérifications. J’ai étudié très précisément Caffarelli grâce à des témoignages très différents : ceux de Bernoyer, le costumier de Bonaparte ; de Lacroix, un grand admirateur de Bonaparte ; et du Jabar, un très important chroniqueur égyptien, notable du Caire qui a aussi un peu collaboré avec les Français. Il a décrit ce qui se passait au jour le jour. Je pourrais retracer ce qui s’est passé à cette époque quart d’heure par quart d’heure. Mais je ne voulais pas étudier tout Bonaparte. Je m’en foutais. C’est dommage qu’on ne parle pas plus de Caffarelli à propos de la campagne d’Egypte. Je suis très heureux de réparer cet oubli. Je fais revivre ce qui m’intéresse. Je remanie un peu la façon dont on apprend l’histoire à travers des massacres et des dates connes. On ne parle pas du véritable génie français et de son véritable apport à l’humanité. Pour moi, le plus important ce ne sont pas les nationalités ni les frontières, mais la fibre humaine, le bon, le mauvais. J’ai honte des questions de couleur, de religion, de nationalité. Je trouve que le monde entier est aberrant. Je m’attache à un personnage. A cette époque, le personnage le plus beau, le plus représentatif de la France, ce n’est pas Bonaparte. C’est Caffarelli.
Dans vos films il y a un rapport constant entre votre vie et les événements historiques…
Youssef Chahine : Je ne suis rien du tout, mais j’appartiens aussi à l’humanité, autant que Mitterrand, Nasser ou Bonaparte. J’ai envie de raconter mon histoire, parce que là il n’y a pas de décision trop arbitraire. Je le dis dans mon dernier film. Il y a dix ans — j’ai eu un sursis de dix ans, j’ai eu beaucoup de chance — on m’a dit : “Il faut que tu te fasses opérer à cœur ouvert”. A un moment de ma vie je savais que je serais peut-être sous terre dans quelques heures. Je me suis demandé : “Finalement, qu’est-ce que tu as laissé ?” On se demande ce qu’est la postérité. Je meurs, j’ai laissé des films. Qu’est-ce que j’ai dit dans ces films ? Est-ce que j’ai vraiment dit quelque chose ou bien n’ai je fait que m’amuser ? Dans La Mémoire, je suis allé plus loin que dans Alexandrie pourquoi ? Ma mère avait 83 ans. Dans le film je parlais de cette femme qui avait eu un amant ou deux. En Orient ! Quand elle a vu ça ! Pour moi la postérité c’est exactement ce que Caffarelli dit dans le film : c’est se perpétuer à travers les autres et non pas construire des monuments avec leur sang. Il y a beaucoup d’autobiographie dans Adieu Bonaparte. Très souvent Ali c’est moi.
Comment arrivez vous à jongler entre les scènes de bataille et les scènes intimistes à trois personnages ?
Youssef Chahine : Quand la presse est venue en Egypte, elle est arrivée par hasard au moment où je filmais des foules. J’avais peur qu’on parle de superproduction. Je disais tout le temps : “C’est un film intimiste”. Mais mes assistants avaient raison. Ils disaient : “Va te faire foutre avec ton film intimiste ! On voit deux types qui se disent bonjour et derrière eux il y a 4000 types. C’est intimiste, ça ?” De toutes façons, je n’ai pas insisté sur la foule. La fresque est là, OK. Elle est inévitable, parce que toute une armée a débarqué dans ce pays très beau, différent. Je suis totalement d’accord avec l’idée qu’un film soit aussi un spectacle. Mais il faut un équilibre. Tous les films intellectuello-merdiques que je vois m’ennuient profondément. On peut exprimer un propos identique avec un rythme un peu plus agréable ou des scènes un peu plus touchantes, émotionnelles. Il ne suffit pas de comprendre avec sa tête ; il y a aussi la compréhension du cœur. Elle existe, je n’y peux rien… Je suis sans doute un peu influencé par le cinéma américain : dès que je t’ennuie, je te perds. L’intérêt est foutu. Quand on s’ennuie, on n’est plus en complicité.
Vous aimeriez retourner des comédies musicales ?
Youssef Chahine : Pourquoi pas, pourvu que le propos ne soit pas bête. Quand on me demande quel va être mon prochain film, je réponds : “Attends, je vais voir qui est au pouvoir”. Au moment de la sortie du Retour de l’enfant prodigue (1976), Sadate prétendait qu’il avait diminué la censure. En fait, elle était dix fois plus grande ! Alors, la comédie musicale, oui. J’adore la musique. Je fais le découpage avec beaucoup de musique. Pour moi, il y a un rythme à l’intérieur du cadre. Un rythme physique. Le seul qui en a parlé, ça a été Eisenstein. Il a seulement été un peu trop loin avec Prokofiev, en soulignant systématiquement l’action par la musique. Mais c’est intéressant.
Dans Adieu Bonaparte, comment avez-vous choisi les acteurs français, notamment Patrice Chéreau — qu’on a peu vu au cinéma — et Michel Piccoli ?
Youssef Chahine : Je suis habitué à prendre des gens comme ça dans mes films. Je parle avec la personne qui m’intéresse. Si elle est assez intelligente, je crois avoir assez d’abnégation pour lui être complètement disponible. Je ne crains pas le manque de comédiens. J’en trouve partout. Pour Caffarelli, je voyais un peu le personnage. Après l’écriture du scénario, j’ai été à la Bibliothèque Nationale de Paris, et j’ai demandé qu’on me montre une lithographie, un portrait de lui.Le portrait était un peu différent de ce que j’imaginais, le nez un peu trop crochu. Mais il m’a plu. Je pensais qu’il me fallait un comédien du tonnerre, qui ressemble un peu au personnage. Mais le physique n’était pas important. Il y a d’autres facteurs. On sait que Piccoli est excessivement humain. Il a du courage. J’ai réussi à le contacter. Je l’ai rencontré. Je l’ai adoré. Il a une compréhension extraordinaire, un regard très chaleureux, une énorme honnêteté. On apprend à le déceler en 35 ans de métier… Pour Bonaparte, je savais quel regard il devait avoir : celui de Nasser. Je l’ai vu quand il m’a décoré ; la seule fois où je l’ai rencontré. Un regard extraordinaire. Je ne voulais pas ridiculiser Bonaparte. Il a flatté les musulmans. Il a marché avec eux et puis il leur a imposé beaucoup de choses par la force. Il arrivait à faire fusiller en deux secondes un soldat français devant les Egyptiens parce qu’il avait violé une fille. L’être humain ne comptait pas pour lui. Il était très intelligent, c’était un énorme travailleur, mais un peu atrophié émotionnellement. A 12-13 ans il avait écrit quelque chose comme : “L’amour est le passe-temps du soldat et c’est l’écueil du chef”. Dès ce jeune âge, il avait mis l’amour un peu de côté. Il écrivait tout le temps. Quand on lit un de ses ordres, comme celui des préparatifs à Toulon, on voit qu’il prévoyait tout ce que son expédition devrait faire quand elle arriverait à Malte. Il détaillait tout, chaque bouton — exactement comme je le fais dans un découpage . Combien de boutons les soldats allaient perdre dans la bataille… Je me suis dit que je devais trouver quelqu’un d’excessivement intelligent. J’ai été voir Chéreau quand il répétait Les Paravents de Genet. Je l’avais vu dans Danton, mais il ne m’avait pas plu. Je n’avais pas compris le personnage. A la répétition, je vois un type nerveux avec une force de concentration extraordinaire. A un moment, je me suis retourné. J’ai senti qu’il faisait un geste… J’ai vu son regard. C’était le regard que je voulais. L’aspect physique importait peu.
Quand un acteur joue, vous vous attachez surtout à son regard ?
Youssef Chahine : Intensément. Quand un acteur connaît son texte, ce n’est pas assez. Il peut jouer bien, mais parfois je le fais recommencer. Je lui dis : “Encore une fois, je ne te crois pas. Il ne s’est rien passé”. A n’importe quel moment, entre une phrase et une autre, entre un mot et un autre, le regard de celui qui donne la réplique doit faire changer l’acteur de ton, au moins un peu. Si ce contact n’est pas là, je le dis. Il faut sentir une symbiose totale. Pour les plans rapprochés, les acteurs jouent avec moi. Je remplace l’interlocuteur, derrière la caméra. Piccoli s’est beaucoup amusé avec ça. Je suis un acteur frustré et je leur donne la réplique. S’il ne sont pas très bons, je leur montre comment ils doivent jouer.
Comment tournez vous les scènes de bataille ?
Youssef Chahine : On ne filme pas une vraie bataille. C’est une question de montage. On ne peut pas faire une bataille entière. On tourne plan par plan, parce qu’il y a quelque chose à raconter dans une bataille. A tout moment, j’ai quelque chose à dire. J’ai inventé l’image figée pour les batailles avec Saladin (1963). Je me suis dit que dans la partie importante d’une bataille ça se passait trop vite. Le cinéma me donne le moyen d’allonger le temps. Je l’ai fait dans Saladin. C’est seulement après Saladin, mon 16e film, qu’on a commencé à parler de moi. Il ne faut pas se presser. Ce métier est tellement merveilleux — à chaque plan il y a une jouissance totale — que la gloire et l’argent sont superflus. Certaines valeurs sont très mal comprises.
Comment voyez vous Adieu Bonaparte avec le recul, par rapport à vos précédents films ?
Youssef Chahine : L’atmosphère d’énorme amour qu’il y avait sur le plateau s’est traduite dans le film. Avec 35 ans de métier, je m’aperçois qu’à chaque fois que j’ai fait un mauvais film c’est parce qu’il y avait des gens que je n’aimais pas dans l’équipe du film, parmi les acteurs. J’aime beaucoup mon métier. Quand je sors de chez moi, je ne me dis pas que je vais travailler. Je me dis que je vais m’amuser.
Propos recueillis à Marrakech le 24 avril 1985 par Vincent Ostria © et Fabrice Revault d’Allonnes ©
Quel a été le point de départ d’Adieu Bonaparte ?
Youssef Chahine : Adieu Bonaparte, ce sont des personnages réels. C’est d’abord un rapport humain et les conditions de ce rapport, dans une perspective historique. Il m’importe de savoir dans quelle condition des événements du passé ressemblent à notre époque. Là, je montre l’occupation de l’Egypte. Qui dit occupation, dit résistance, c’est inévitable. La première insurrection que je décris dans le film est tellement sincère, spontanée, qu’elle dépasse tout. J’ai pris cette insurrection comme sujet central et j’ai senti qu’à travers elle je pouvais dire beaucoup de choses. Et puis, il y a Caffarelli. C’était un des plus grands chefs du génie, un savant, un humaniste absolument extraordinaire. Il était convaincu qu’il fallait exporter les préceptes d’une Révolution incluant l’amour et la connaissance de l’autre. Petit à petit, il a découvert que ça n’allait pas se passer comme ça, et que Bonaparte était venu avec d’autres desseins. Alors, Caffarelli trouva que son meilleur allié était un petit Egyptien qui l’avait compris. Il a aimé une famille égyptienne, et particulièrement trois frères, qui avaient une mentalité proche de la sienne. L’un d’entre eux, Ali, avait appris le français avec une commerçante française qui lui faisait lire Sade, avec des intentions probablement très normales. Caffarelli lui a dit à un certain moment : “C'est par Sade que tu as appris le français ; c’est par là que tu l’as appris”. C’est très souvent par là qu’on apprend une langue.
Adieu Bonaparte était-il un prétexte pour remonter aux sources du colonialisme ?
Youssef Chahine : C’est un propos plus vaste, mais qui inclut le colonialisme. Je veux participer à la démythification des pouvoirs. Les grands mythes c’est un peu raté. Tous ceux qui ont le pouvoir, comme Bonaparte, maîtrisent la machine de propagande. J’ai été ahuri en lisant différents bouquins (en trois langues) de voir à quel point Bonaparte était conscient de son image. Il a emmené des peintres en Egypte pour poser pour la postérité. J’ai vu beaucoup d’autres chefs d’Etat, de dictateurs, qui avaient la folie de la postérité à travers leur propre image. Je ne suis pas pour. Cependant, je ne méprise pas Bonaparte. Au contraire. Mais je me sens plus proche de Caffarelli en tant qu’être humain. J’en assez des mythes, y compris du mythe qu’on a fait de moi. Je ne suis pas génial. J’ai les mêmes faiblesses que n’importe qui. Peut-être que j’ai un peu de courage. Je m’investis totalement dans chaque film. Historiquement, ce qui m’intéressait était de montrer comment certains événements se produisaient. J’assimile ces processus à ce que je vis maintenant. Je me sens encore colonisé. Il suffit de regarder la télévision pour s’en rendre compte, de lire la presse qui me dit que je dois lécher le cul à une certaine personne parce que cette personne, par hasard, est au pouvoir. A partir de ce sentiment, je fais le lien avec une situation historique donnée. Je m’intéresse à la réaction d’un pays occupé. Cette occupation là concerne mon pays et mon peuple…
Mais vous avez fait ce film un peu grâce à votre ancien colonisateur…
Youssef Chahine : Je fais ce film avec des Français. Les cinémas égyptien et français sont pauvres. Ils n’arrivent pas à combattre le monopole américain tout seuls. Nous avons aussi le culot de vouloir vraiment parler honnêtement. En fait, les gouvernements égyptien et français ont très peu participé à la co-production. C’était plus une question d’intention. La presse arabe a cru que leur contribution était de 3 millions de dollars alors qu’elle était de 3 millions de francs. L’argent français représente 1/10e du budget et l’argent égyptien 1/10e aussi.
Vous avez effectué beaucoup de recherches historiques…
Youssef Chahine : J’ai lu cinquante livres en français, en arabe et en anglais. Ce qui aboutit à cinquante Bonaparte totalement différents. Il n’y a pas un seul historien qui puisse dire : “Bonaparte était comme ça…” La science de l’histoire c’est la science du probable. L’événement, on le connaît, mais ce qui a suscité cet événement, on l’ignore. Je ne sais pas quelle était la psychologie de Nasser quand il a déclaré : “Je nationalise !”
Vous opposez donc Bonaparte à l’esprit de la Révolution représenté par Caffarelli ?
Youssef Chahine : Etrangement, ceux qui vont perpétuer les principes de la Révolution ce ne sont ni l’ultra-nationaliste égyptien, frère d’Ali, ni Bonaparte. Ce sont un Français et un Egyptien pour qui les rapports personnels sont plus importants. Et puis j’élargis le propos en ces termes : qu’est-ce que cela représente d’affronter tous les Bonaparte du monde et tous les ultra-nationalistes du monde ? La thèse principale ressort de la confrontation d’Ali et de Caffarelli. Avec Ali, il part d’un sentiment humanitaire. “Est-ce que tu m’aimes ou est-ce que tu m’exploites ?” La passion demande et l’amour donne. La dernière phrase du film est celle de Caffarelli à Ali : “Je t’aime moins, mais tellement mieux”. Pour moi c’est très important. Ça part d’une expérience personnelle. Quand j’étais jeune j’ai aimé une personne, mais cet amour n’était pas bienveillant.
Comment avez vous agencé ces niveaux de récit, le parallèle constant entre l’histoire de la famille d’un boulanger égyptien, l’histoire de Caffarelli, et l’histoire tout court ?
Youssef Chahine : J’ai des assistants géniaux qui m’ont beaucoup aidé. Le petit acteur aussi. J’ai écrit le scénario en partie avec Mohsen Mohieddine (Ali). On est devenus copains en tournant Alexandrie pourquoi ? Il m’a raconté beaucoup de choses sur sa famille. Les noms des trois frères dans Adieu Bonaparte, ce sont presque ceux de ses frères. Pour le reste, j’ai fait beaucoup de vérifications. J’ai étudié très précisément Caffarelli grâce à des témoignages très différents : ceux de Bernoyer, le costumier de Bonaparte ; de Lacroix, un grand admirateur de Bonaparte ; et du Jabar, un très important chroniqueur égyptien, notable du Caire qui a aussi un peu collaboré avec les Français. Il a décrit ce qui se passait au jour le jour. Je pourrais retracer ce qui s’est passé à cette époque quart d’heure par quart d’heure. Mais je ne voulais pas étudier tout Bonaparte. Je m’en foutais. C’est dommage qu’on ne parle pas plus de Caffarelli à propos de la campagne d’Egypte. Je suis très heureux de réparer cet oubli. Je fais revivre ce qui m’intéresse. Je remanie un peu la façon dont on apprend l’histoire à travers des massacres et des dates connes. On ne parle pas du véritable génie français et de son véritable apport à l’humanité. Pour moi, le plus important ce ne sont pas les nationalités ni les frontières, mais la fibre humaine, le bon, le mauvais. J’ai honte des questions de couleur, de religion, de nationalité. Je trouve que le monde entier est aberrant. Je m’attache à un personnage. A cette époque, le personnage le plus beau, le plus représentatif de la France, ce n’est pas Bonaparte. C’est Caffarelli.
Dans vos films il y a un rapport constant entre votre vie et les événements historiques…
Youssef Chahine : Je ne suis rien du tout, mais j’appartiens aussi à l’humanité, autant que Mitterrand, Nasser ou Bonaparte. J’ai envie de raconter mon histoire, parce que là il n’y a pas de décision trop arbitraire. Je le dis dans mon dernier film. Il y a dix ans — j’ai eu un sursis de dix ans, j’ai eu beaucoup de chance — on m’a dit : “Il faut que tu te fasses opérer à cœur ouvert”. A un moment de ma vie je savais que je serais peut-être sous terre dans quelques heures. Je me suis demandé : “Finalement, qu’est-ce que tu as laissé ?” On se demande ce qu’est la postérité. Je meurs, j’ai laissé des films. Qu’est-ce que j’ai dit dans ces films ? Est-ce que j’ai vraiment dit quelque chose ou bien n’ai je fait que m’amuser ? Dans La Mémoire, je suis allé plus loin que dans Alexandrie pourquoi ? Ma mère avait 83 ans. Dans le film je parlais de cette femme qui avait eu un amant ou deux. En Orient ! Quand elle a vu ça ! Pour moi la postérité c’est exactement ce que Caffarelli dit dans le film : c’est se perpétuer à travers les autres et non pas construire des monuments avec leur sang. Il y a beaucoup d’autobiographie dans Adieu Bonaparte. Très souvent Ali c’est moi.
Comment arrivez vous à jongler entre les scènes de bataille et les scènes intimistes à trois personnages ?
Youssef Chahine : Quand la presse est venue en Egypte, elle est arrivée par hasard au moment où je filmais des foules. J’avais peur qu’on parle de superproduction. Je disais tout le temps : “C’est un film intimiste”. Mais mes assistants avaient raison. Ils disaient : “Va te faire foutre avec ton film intimiste ! On voit deux types qui se disent bonjour et derrière eux il y a 4000 types. C’est intimiste, ça ?” De toutes façons, je n’ai pas insisté sur la foule. La fresque est là, OK. Elle est inévitable, parce que toute une armée a débarqué dans ce pays très beau, différent. Je suis totalement d’accord avec l’idée qu’un film soit aussi un spectacle. Mais il faut un équilibre. Tous les films intellectuello-merdiques que je vois m’ennuient profondément. On peut exprimer un propos identique avec un rythme un peu plus agréable ou des scènes un peu plus touchantes, émotionnelles. Il ne suffit pas de comprendre avec sa tête ; il y a aussi la compréhension du cœur. Elle existe, je n’y peux rien… Je suis sans doute un peu influencé par le cinéma américain : dès que je t’ennuie, je te perds. L’intérêt est foutu. Quand on s’ennuie, on n’est plus en complicité.
Vous aimeriez retourner des comédies musicales ?
Youssef Chahine : Pourquoi pas, pourvu que le propos ne soit pas bête. Quand on me demande quel va être mon prochain film, je réponds : “Attends, je vais voir qui est au pouvoir”. Au moment de la sortie du Retour de l’enfant prodigue (1976), Sadate prétendait qu’il avait diminué la censure. En fait, elle était dix fois plus grande ! Alors, la comédie musicale, oui. J’adore la musique. Je fais le découpage avec beaucoup de musique. Pour moi, il y a un rythme à l’intérieur du cadre. Un rythme physique. Le seul qui en a parlé, ça a été Eisenstein. Il a seulement été un peu trop loin avec Prokofiev, en soulignant systématiquement l’action par la musique. Mais c’est intéressant.
Dans Adieu Bonaparte, comment avez-vous choisi les acteurs français, notamment Patrice Chéreau — qu’on a peu vu au cinéma — et Michel Piccoli ?
Youssef Chahine : Je suis habitué à prendre des gens comme ça dans mes films. Je parle avec la personne qui m’intéresse. Si elle est assez intelligente, je crois avoir assez d’abnégation pour lui être complètement disponible. Je ne crains pas le manque de comédiens. J’en trouve partout. Pour Caffarelli, je voyais un peu le personnage. Après l’écriture du scénario, j’ai été à la Bibliothèque Nationale de Paris, et j’ai demandé qu’on me montre une lithographie, un portrait de lui.Le portrait était un peu différent de ce que j’imaginais, le nez un peu trop crochu. Mais il m’a plu. Je pensais qu’il me fallait un comédien du tonnerre, qui ressemble un peu au personnage. Mais le physique n’était pas important. Il y a d’autres facteurs. On sait que Piccoli est excessivement humain. Il a du courage. J’ai réussi à le contacter. Je l’ai rencontré. Je l’ai adoré. Il a une compréhension extraordinaire, un regard très chaleureux, une énorme honnêteté. On apprend à le déceler en 35 ans de métier… Pour Bonaparte, je savais quel regard il devait avoir : celui de Nasser. Je l’ai vu quand il m’a décoré ; la seule fois où je l’ai rencontré. Un regard extraordinaire. Je ne voulais pas ridiculiser Bonaparte. Il a flatté les musulmans. Il a marché avec eux et puis il leur a imposé beaucoup de choses par la force. Il arrivait à faire fusiller en deux secondes un soldat français devant les Egyptiens parce qu’il avait violé une fille. L’être humain ne comptait pas pour lui. Il était très intelligent, c’était un énorme travailleur, mais un peu atrophié émotionnellement. A 12-13 ans il avait écrit quelque chose comme : “L’amour est le passe-temps du soldat et c’est l’écueil du chef”. Dès ce jeune âge, il avait mis l’amour un peu de côté. Il écrivait tout le temps. Quand on lit un de ses ordres, comme celui des préparatifs à Toulon, on voit qu’il prévoyait tout ce que son expédition devrait faire quand elle arriverait à Malte. Il détaillait tout, chaque bouton — exactement comme je le fais dans un découpage . Combien de boutons les soldats allaient perdre dans la bataille… Je me suis dit que je devais trouver quelqu’un d’excessivement intelligent. J’ai été voir Chéreau quand il répétait Les Paravents de Genet. Je l’avais vu dans Danton, mais il ne m’avait pas plu. Je n’avais pas compris le personnage. A la répétition, je vois un type nerveux avec une force de concentration extraordinaire. A un moment, je me suis retourné. J’ai senti qu’il faisait un geste… J’ai vu son regard. C’était le regard que je voulais. L’aspect physique importait peu.
Quand un acteur joue, vous vous attachez surtout à son regard ?
Youssef Chahine : Intensément. Quand un acteur connaît son texte, ce n’est pas assez. Il peut jouer bien, mais parfois je le fais recommencer. Je lui dis : “Encore une fois, je ne te crois pas. Il ne s’est rien passé”. A n’importe quel moment, entre une phrase et une autre, entre un mot et un autre, le regard de celui qui donne la réplique doit faire changer l’acteur de ton, au moins un peu. Si ce contact n’est pas là, je le dis. Il faut sentir une symbiose totale. Pour les plans rapprochés, les acteurs jouent avec moi. Je remplace l’interlocuteur, derrière la caméra. Piccoli s’est beaucoup amusé avec ça. Je suis un acteur frustré et je leur donne la réplique. S’il ne sont pas très bons, je leur montre comment ils doivent jouer.
Comment tournez vous les scènes de bataille ?
Youssef Chahine : On ne filme pas une vraie bataille. C’est une question de montage. On ne peut pas faire une bataille entière. On tourne plan par plan, parce qu’il y a quelque chose à raconter dans une bataille. A tout moment, j’ai quelque chose à dire. J’ai inventé l’image figée pour les batailles avec Saladin (1963). Je me suis dit que dans la partie importante d’une bataille ça se passait trop vite. Le cinéma me donne le moyen d’allonger le temps. Je l’ai fait dans Saladin. C’est seulement après Saladin, mon 16e film, qu’on a commencé à parler de moi. Il ne faut pas se presser. Ce métier est tellement merveilleux — à chaque plan il y a une jouissance totale — que la gloire et l’argent sont superflus. Certaines valeurs sont très mal comprises.
Comment voyez vous Adieu Bonaparte avec le recul, par rapport à vos précédents films ?
Youssef Chahine : L’atmosphère d’énorme amour qu’il y avait sur le plateau s’est traduite dans le film. Avec 35 ans de métier, je m’aperçois qu’à chaque fois que j’ai fait un mauvais film c’est parce qu’il y avait des gens que je n’aimais pas dans l’équipe du film, parmi les acteurs. J’aime beaucoup mon métier. Quand je sors de chez moi, je ne me dis pas que je vais travailler. Je me dis que je vais m’amuser.
Propos recueillis à Marrakech le 24 avril 1985 par Vincent Ostria © et Fabrice Revault d’Allonnes ©
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