Entretien réalisé avec Raoul Ruiz pour une émission de radio sur la musique de film que je faisais dans les années 1980 sur Cité 96. C’est pour cela que j’ai axé mes questions sur la musique. C’est d’autant plus intéressant que Ruiz est le seul cinéaste actuel à rester fidèle au même musicien, l’excellent Jorge Arriagada, son compatriote, qu’il a fait connaître en France.
Avez-vous toujours considéré la musique de film comme un travail de collaboration étroite avec un compositeur ?
Raoul Ruiz : J’ai un rapport variable avec la musique de film. Dans les films que je faisais au Chili, par exemple, je travaillais la musique exclusivement comme une ponctuation de certains moments. Quand j’ai rencontré Jorge Arriagada, j’ai commencé à travailler l’ensemble en liaison avec la musique. C’est à dire qu’on a fait une structure musicale qui avait une relation avec la structure du film même.
Vous avez des idées bien précises sur la musique avant de commencer un tournage ?
Raoul Ruiz : Précises, c’est beaucoup dire. J’ai des idées précises mais qui changent souvent.
La musique même peut susciter des images ?
Raoul Ruiz : Bien sûr, ça arrive souvent. C’est même la seule façon de concevoir la musique… C’est une opinion très répandue au Chili. Quand quelqu’un écoute de la musique, on se demande : mais qu’est-il en train de voir, qu’est-il en train d’imaginer ? Il y a cette superstition comme quoi la musique n’a pas d’intérêt. Les gens qui vont au concert y vont pour imaginer des paysages, des gens qui bougent. On ne considère la musique que comme musique incidente.
Vous considérez la musique comme partie intégrante d'un film ?
Raoul Ruiz : Comme tous les post-hollywoodiens, je pense beaucoup à la musique de film. Et les musiques de film qui existent me font penser à mes films.
Comment avez vous abordé votre première collaboration avec Jorge Arriagada ?
Raoul Ruiz : Je voulais faire un film vraiment soviétique, La Vocation suspendue. Donc j’avais besoin de musique vraiment soviétique. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose autour de l’église catholique. Je voulais faire un film très idéologique, c’est à dire un film porteur d’idées. Des idées auxquelles je ne croyais pas. C’était un film qui se passait à l’intérieur de l’église catholique et je ne suis pas tout à fait catholique. Je prenais cette démarche comme une façon d’illustrer le mécanisme d’une institution quelconque, qu’elle soit l’église catholique ou Air France. Je pensais faire une musique à partir de rituels, d’hymnes ; un peu comme à l’église autrefois. Et puis, comme il y a des querelles intérieures, chaque clan a son thème musical. D’autres thèmes enveloppent le tout. Il y a aussi des leitmotive. La partie noire c’est un peu les jésuites. Et il y a les partisans de la Vierge avec L’hymne à la Vierge.
Pouvez-vous préciser l’illustration musicale des scènes dans La Vocation suspendue ?
Raoul Ruiz : On a eu différentes démarches. Je voyais intuitivement un film saint-sulpicien illustré par une musique à la fois atonale et religieuse. Donc j’ai naturellement pensé à Gesualdo. J’ai dit à Jorge qu’il fallait faire quelque chose autour de Gesualdo, en simplifiant. D’autre part, pour L’Hymne à la Vierge, je voyais quelque chose de plus cantabile à la Verdi. Il y avait des séquences de transition dans l’esprit du cinéma français des années 1940, avec une musique plutôt impressionniste. Et à la fin on voulait faire des citations, comme Don Juan de Mozart — le thème de la statue du Commandeur — pour illustrer le moment où il y a une profanation. On a carrément fait la citation, en la modifiant partiellement. Jorge a développé le thème, puis l’a changé vers la fin. On a le temps de le reconnaître, puis le style devient un peu wagnérien.
Etes vous complètement opposé à l’utilisation de clichés, comme par exemple les violons langoureux pendant une scène romantique ?
Raoul Ruiz : J’aime beaucoup utiliser les clichés à contre-emploi, mais aussi on peut parfois utiliser un cliché de manière classique pour renforcer le sens au point que ça devient très chargé. A ce moment là, ça devient autre chose. Il faut toujours tenir compte du fait qu’on a fait beaucoup de films. On est imprégné d’un certain cinéma hollywoodien. Le mot d’ordre du ciné-club de Santiago était : le cinéma américain est le cinéma et tous les autres sont des spécialisations.
Prenons l’exemple du Territoire, aux antipodes du précédent exemple. Quelles étaient les idées musicales de départ ?
Raoul Ruiz : Je voyais La Symphonie des psaumes de Stravinski et un peu Carmina Burana comme références de départ. Tout cela voulait dire harmonies archaïques avec une sonorité moderne. Puis Jorge a suggéré de prendre comme base les derniers lieder de Richard Strauss. Il a commencé à composer un peu à l’aveuglette, selon l’atmosphère du lieu de tournage, du paysage. On se faisait mutuellement confiance. Mais il y a eu les méthodes de travail beaucoup plus rigides. Pour L’Hypothèse du tableau volé, je voulais un thème pour chaque tableau, qui soit atonal mais assez pompier (mais pompier du genre Elgar). Je donne des repères et Jorge les reprend, les recentre comme il veut. Il est libre. Parfois je fais des maquettes. Je montre les films à Jorge avec des musiques que je prends dans ma discothèque. Mais il fait parfois volontairement tout le contraire.
Imaginez-vous une orchestration classique comme base de départ ?
Raoul Ruiz : Pas forcément. L’orchestration des Trois couronnes du matelot fait beaucoup orphéon. Ça fait pastiche. Pour Le Toit de la baleine par exemple, c’est complètement différent, c’est plus un orchestre de valses viennoises. Pour Bérénice, on a le quatuor de Ravel comme référence. On avait eu une autre idée, celle de prendre six gestes de Bérénice, chaque geste correspondant à une phrase musicale, pratiquement comme dans un ballet. Chaque attitude, chaque comportement, très précis, très formel, et donc très extérieur, est de plus accentué par la musique. Voilà donc un cas opposé, où la musique doit coller à l’image. Sauf que les choses sont arbitraires. La musique n’a pas une qualité émotionnelle, ni tragique, ni comique. C’est purement pour signaler le geste, le repérer.
Pensez-vous la musique en termes de continuité, ou au contraire considérez-vous qu’elle doit intervenir de manière plus aléatoire ?
Raoul Ruiz : Ça dépend si on fait un film indirect. Si on fait un film indirect, ça veut dire qu’on considère le son comme musique aléatoire. Pour Les Trois couronnes, tout était orchestré, les voix et la musique ; on a pratiquement tout post-synchronisé. L’ensemble de la bande son est une pièce musicale. Sinon, on fait de la musique aléatoire, parce qu’il faut compter avec les accidents de l’enregistrement en direct. La question est de savoir si on improvise ou si le texte est écrit. Ça dépend du type d’enregistrement. Pour Bérénice, on a enregistré en mono et en stéréo. La stéréo doit être soulignée par les gestes des comédiens ; il y a un moment où il y a un passage du mono à la stéréo. La stéréo fait entrer tous les bruits de l’entourage à gauche et à droite. Pendant la prise on peut inverser, c’est à dire que la voix qu’on écoute à droite parle en fait à gauche. C’est très primitif pour le moment, mais ça peut devenir plus élaboré.
Imagineriez-vous de réaliser un film sans musique d’un bout à l’autre ?
Raoul Ruiz : Ça serait peut-être trop musical, car tout deviendrait musique. La musique est une façon de signaler la présence du son direct. On a fait beaucoup de films sans musique dans les années 1960. D’ailleurs, j’en ai fait un moi aussi : Dialogue d’exilés. Mais là, tout devient significatif. Un peu trop… Pour créer une certaine perspective sonore il faut introduire de la musique.
Propos recueillis par Vincent Ostria ©